“Les lesbiennes anticipent en permanence le coût de leur visibilité”, Sarah Jean-Jacques, chercheuse en sociologie et géographie sociale

“Les lesbiennes anticipent en permanence le coût de leur visibilité”, Sarah Jean-Jacques, chercheuse en sociologie et géographie sociale

Sarah Jean-Jacques a réalisé une thèse sur l'expérience des lesbiennes dans l'espace public à Paris et a cofondé l'Observatoire de la lesbophobie (centre de documentation et de ressources en ligne). Aujourd’hui, plus de la moitié des femmes lesbiennes ont déjà subi une discrimination au travail en raison de leur orientation sexuelle. Comment comprendre ce pourcentage ? Comment se manifeste la lesbophobie au sein d’une entreprise ? Interview

Par Léa Taïeb 

Comment pourriez-vous définir la lesbophobie dans l’espace public ? Comment se traduit-elle ? 

Je commencerai par rappeler que le terme “lesbophobie” est apparu en 2015 dans le dictionnaire alors que le terme avait déjà émergé à la fin des années 90 en France. Son apparition tardive est étroitement liée à l’effacement de l’homosexualité féminine dans la société. On connaît peu de choses sur les lesbiennes françaises. En l’espace de 20 ans, seules deux enquêtes (toutes les deux publiées par SOS Homophobie en 2008 et en 2015) ont été réalisées sur le sujet. Je précise également que peu de femmes témoignent. C’est une population qui prend peu la parole, qui anticipe constamment le coût de sa visibilité et qui s’autocensure. Et pour cause, dans les espaces publics, un couple de lesbiennes qui se tient par la main ou qui échange un baiser s’expose à des rappels à l’ordre qui sanctionnent sa présence et le confinent aux marges des espaces publics. Dans 100% des cas, ce sont des hommes seuls ou en petits groupes qui interviennent visuellement (regards désapprobateurs, menaçants, jugeants, sexualisants…), verbalement (insultes, invectives, invitations à caractère hétéro-pornographique, remarques intrusives) ou physiquement (crachats, coups). Toutes ces violences ont un point commun : l’hypersexualisation des lesbiennes lorsqu’elles sont en couple et le rejet du lesbianisme.

Qu’est-ce qui distingue les lesbiennes des autres diversités ? 

Contrairement à d’autres, les lesbiennes dérangent car elles sont totalement indépendantes des hommes dans leur vie affective comme dans leur vie sexuelle. Les espaces publics tout comme le milieu professionnel sont des espaces construits et structurés par la norme hétérosexuelle. Cela amène les lesbiennes à calculer en permanence le coût de leur visibilité, les conséquences si elles divulguent ou non leur homosexualité. Même si les politiques de diversité et d’inclusion à l’échelle d’une entreprise peuvent participer à créer un climat favorable au dévoilement; à l’échelle individuelle, les lesbiennes anticipent et ajustent toujours leurs comportements en fonction de leur environnement, en mettant souvent en place des stratégies d’évitement, de contournement ou de dévoilement. 

Comment la lesbophobie s’exprime-t-elle dans le milieu de l’entreprise ? 

Très peu de travaux sont consacrés à la lesbophobie dans le monde professionnel (malgré les travaux de la sociologue Line Chamberland, de la politologue Lorena Parini et de la sociologue Emilie Morand). Ce manque révèle le peu de visibilité dont bénéficie les femmes lesbiennes. Récemment, une enquête de l’Ifop et de l’Autre cercle, l’enquête VOILAT, a permis de mettre en évidence la lesbophobie en milieu professionnel. Les chiffres sont édifiants : elles sont 32% à cacher ce qu’elles sont au travail de peur de subir du harcèlement et 38% à ne pas participer à un événement organisé par des collègues où les conjoint·es des salarié·es sont invité·es. En général, elles évitent le sujet de leur vie privée avec leur supérieur hiérarchique et avec certain·es collègues et se confient à d’autres en fonction des affinités. Comme dans les espaces publics, ce sont majoritairement les hommes qui s’autorisent des comportements lesbophobes sur fond de sexisme. Sur le site de l’Observatoire de la lesbophobie que j’ai co-fondé, de nombreuses femmes partagent leurs témoignages de manière anonyme. On retrouve des points communs dans leurs expériences, beaucoup sont hypersexualisées comme c’est le cas dans ce témoignage : “T’as des jolis petits seins. Il faut vraiment qu’on te fasse goûter aux hommes. Tu as le plus beau corps que je connaisse”. Pour d’autres, leur lesbianisme est associé à une pathologie, à quelque chose d’anormal : “Si j’avais su que tu étais ‘ce truc’ je n’aurais jamais accepté une apprentie comme toi. Je ne veux pas d’une sale gouine, d’un monstre dans ma pharmacie. On est là pour soigner les gens pas pour que tu les contamines”. Enfin, très souvent les remarques entendues au travail ne visent pas directement la collègue lesbienne mais s’appuient sur un ensemble de stéréotypes dépréciatifs et des jugements de valeur : « J’ai peur que ma fille soit lesbienne, ce serait quand même dégueulasse de la voir embrasser une fille. Toi, c’est différent, tu es masculine alors ça ne choque pas ».

Les femmes lesbiennes peuvent-elles s’épanouir au travail ? 

Dans le cadre de ma thèse, j’ai observé que le couple est un marqueur de visibilité lesbienne dans la ville, et que c’est à Paris que les couples les plus visibles sont exposés à un harcèlement fréquent et à des violences. Pourtant, dans la sphère professionnelle, les lesbiennes mariées ou à la tête d’une famille sont mieux perçues que celles qui sont célibataires. Il est plus accepté de se dire en couple et/ou mariée que de se dire lesbienne. “Le mariage pour tous” et la loi qui autorise la PMA pour les couples de femmes contribuent à légitimer ces unions et ces familles et ont joué un rôle dans l’évolution des représentations des lesbiennes. Les lesbiennes et les familles homoparentales sont davantage visibles (notamment dans les médias), donc un peu plus acceptées par la société. Aussi, depuis 2019, le mot « lesbienne » est mieux référencé sur Google grâce au collectif SEO Lesbienne et au travail de journalistes, ce qui participe à ne plus associer les lesbiennes aux contenus pornographiques sur le moteur de recherche de Google. Un changement qui a impacté positivement l’image des femmes lesbiennes. 

Comment accompagner les victimes en cas de discriminations lesbophobes sur leur lieu de travail ? 

Sur le site internet de l’Observatoire de la lesbophobie, les femmes qui le souhaitent peuvent témoigner, partager leurs expériences, ne pas rester seules face à la discrimination qu’elles ont subie. Après avoir témoigné, un message de confirmation s’affiche et propose plusieurs ressources. Si la personne a besoin de parler, elle peut joindre la ligne d’écoute de l’association Contact, de SOS homophobie ou encore du Refuge par exemple. Comme les lesbiennes sont exposées aux violences sexuelles, nous leur proposons également de contacter des organisations comme Violence Femmes Info. Nous conseillons également de saisir via la plateforme en ligne le Défenseur des Droits en cas de violence, de propos haineux ou de discriminations. 

Si une personne a été victime d’une discrimination et si elle souhaite porter plainte (ou s’engager dans une procédure judiciaire), elle peut faire appel au fonds de solidarité lesbienne porté par l’association CQFD lesbiennes féministes qui propose un accompagnement et un soutien financier.

Enfin, plusieurs plateformes en ligne permettent de signaler des contenus, actes et discriminations lesbophobes : la plateforme des signalements des violences sexistes et sexuelles, PHAROS (Plateforme d’harmonisation, d’analyse, de recoupement et d’orientation des signalements) et l’Arcom (Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique).

Quelles initiatives les entreprises pourraient-elles mettre en place pour lutter contre la lesbophobie ?

La lesbophobie repose sur l’hétérosexisme (articulation de l’hétéronormativité et du sexisme). Elle vise particulièrement les lesbiennes en raison de leur genre et de leur sexualité. Par conséquent, il est nécessaire de poursuivre le travail engagé pour lutter contre le sexisme et la misogynie au travail. Aussi, comme je le soulignais plus tôt, nous disposons de peu de données sur le niveau de bien-être et d’inclusion des lesbiennes dans le monde du travail. Il faudrait que les organisations puissent insister davantage sur la question lesbienne dans leurs enquêtes sur l’épanouissement de leurs salarié·es. 

Aujourd’hui, le contexte est favorable à une visibilité lesbienne, à une plus grande médiatisation des parcours lesbiens. Les nouvelles générations rejoignent d’ailleurs des entreprises qui se présentent comme des safe places (qui mettent en valeur des rôles modèles lesbiennes) et s’orientent vers des professions, des secteurs dans lesquels elles pourront être elles-mêmes. 

Retrouvez le témoignage de Frédérique-Marie Lamouret, rédactrice en chef et Directrice déléguée de l’information régionale chez France.tv et le compte-rendu du dîner- débat “La visibilité des femmes LBTQI + en entreprise”.