« Vivre out, c’est refuser la norme. Refuser est un acte politique »

« Vivre out, c’est refuser la norme. Refuser est un acte politique »

A l’occasion du dîner têtu·connect qui s’est tenu le 21 avril sur le thème de la visibilité des femmes LBTQI+, Frédérique-Marie Lamouret, rédactrice en chef et Directrice déléguée de l’information régionale chez France.tv a livré un témoignage remarquable. Elle est revenue sur ses 35 années de carrière dans le secteur de la presse et de l’information. A l’instar de nombreux secteurs de l’économie, la visibilité des lesbiennes pose encore questions. Témoignage.

Par Chloé Consigny

Être un homme comme les autres

« Revisiter le chemin parcouru depuis 1985 n’est pas une chose facile à faire. Mais si fallait résumer ma carrière en quelques mots, je dirai qu’avant d’être une lesbienne, je me suis surtout employée à « être un homme comme tout le monde ». Mon arrivée dans le monde professionnel a été brutale. Très vite, j’ai compris que je n’étais pas capable de me glisser dans une case qui m’était assignée par une norme. En effet, mon modèle familial avait forgé des codes qui étaient diamétralement opposés au monde de l’entreprise. Je n’ai pas été élevée comme une fille, ni comme un garçon, mais comme un être qui se devait d’être complet et avec l’idée que le genre et le sexe n’intervenaient pas dans l’éducation. Par ailleurs, le monde de l’information était à l’époque particulièrement masculin. Tous les postes à responsabilité étaient alors aux mains des hommes ».

Sourires et sous-entendus

« Ma réponse fut donc de m’adapter. A l’époque j’avais la responsabilité de couvrir les faits divers dans une ville moyenne. C’était une rubrique très attendue parce que très vendeuse, dans une région qui regorgeait de misère sociale et d’événements dramatiques et sordides. A cela s’ajoutaient d’autres difficultés. D’abord mon jeune âge, 22 ans. Ensuite, je prenais la suite d’une des rares femmes à être devenue rédactrice en chef adjointe en région. Ses qualités professionnelles reconnues par tout le monde souffraient de sa liaison avec un commissaire de police. Passer après elle prédisposait à des sourires et des sous-entendus. Dans un premier temps, je n’ai pas osé vivre out. J’ai donc mis beaucoup d’énergie à cacher mon homosexualité. Très vite, j’ai compris qu’il m’était impossible de ne pas aligner qui j’étais avec la personne que je montrais. J’ai donc, à l’instar de beaucoup de femmes de ma génération, mené plusieurs batailles de front. Mon coming out n’a pas tout réglé. En m’affichant telle que je suis, j’ai essuyé des quolibets. Mais je suis parvenue à déporter le sujet. Avec le recul, je pense que ce qui m’a sauvé c’est de ne pas considérer que je me battais contre un système, mais que je menais mes propres batailles, les unes après les autres ».

« Même imparfaites, il était important d’avoir des femmes rôles modèles« 

« La conscientisation est venue plus tard. Je l’ai vécue dans le collectif, au moment où je suis arrivée chez France.tv. Là, d’autres combats m’attendaient. Beaucoup de femmes étaient alors entrées dans la profession. Cependant, elles restaient très faiblement représentées dans la hiérarchie ou alors à des postes dont personne ne voulait. Il y avait quelques femmes avec de forts caractères, à l’instar de Michèle Cotta, de Christine Ockrent ou encore d’Arlette Chabot. J’ai eu la chance de travailler avec certaines d’entre elles. Et c’est à ce moment que j’ai compris que, même avec des femmes imparfaites, il est important d’avoir des rôles modèles. C’est absolument essentiel pour se construire. Mais la culture dominante à la télévision à l’époque restait particulièrement masculine et testostéronée. J’ai entendu des propos qui, aujourd’hui, seraient inimaginables. Les auteurs de ces propos ne résisteraient pas trois jours sans tomber sous le coup de la loi. »

Guerre du Golfe et changement de direction

« C’est au sortir de la première guerre du Golfe que le changement s’est réellement engagé. Beaucoup d’analystes ont d’ailleurs souligné la présence de femmes reporters de guerre travaillant sous les bombes, tandis que, dans le même temps, les cadres dans leurs bureaux parisiens étaient masculins. Il y a eu ensuite la nomination de Patrick de Carolis à la tête de France.tv qui a largement participé à faire monter les femmes à des postes d’encadrement. Ensuite, dès son arrivée, Delphine Ernotte a fait de ce sujet une question prioritaire. Un acte fondateur: sa déclaration fracassante à la radio, indiquant « vouloir casser le modèle des hétéros blancs de plus de 50 ans ». C’était un changement de paradigme majeur, porté par une politique volontariste qui n’a pas fait que des heureux. Certains se sentaient spoliés et ne se privaient pas de persifler que vous aviez été nommée à cause de votre sexe ou de votre genre. Cependant, cette prise de parole a eu un effet important, notamment auprès des téléspectateurs et téléspectractrices. En effet, France.tv est un créateur de référentiels auprès du grand public. Il faut donc avoir les yeux qui permettent d’absorber cette diversité et la traduire. »

L’homosexualité, un sujet politique et non pas un sujet privé

« Aujourd’hui, je suis fière car beaucoup d’efforts ont été faits. Cependant, vouloir n’est pas tout. La représentation des lesbiennes sur nos écrans est très loin d’être satisfaisante. Nous avons par ailleurs du mal à avoir des femmes lesbiennes responsables d’organisations. A titre d’exemple, au sein de l’association que j’ai créée, France.tv pour toutes et tous, nous n’avons eu aucun problème pour trouver des gays et des allié·e·s. En revanche, ce fut beaucoup plus compliqué pour les lesbiennes cadres supérieures désireuses d’être représentatives. Si je ne m’y étais pas collée, il n’y aurait aucune lesbienne visible parmi les co-président·e·s. Beaucoup opposent le caractère privé de leur vie. Ou une impartialité indispensable pour manager. Cependant, vivre sa vie, vivre out, c’est refuser la norme. Refuser est un acte politique. A l’inverse, maintenir la discrétion, c’est maintenir le système patriarcal tel qu’il est. Être lesbienne, ce n’est pas seulement être une femme, c’est aussi remettre en cause certains fondements de la société. Cette légendaire prudence et discrétion qui est culturellement demandée aux femmes, se paye ».