« Être écouté·e est l’un des plus grands privilèges », Nathalie Achard 

« Être écouté·e est l’un des plus grands privilèges », Nathalie Achard 

Médiatrice en milieu associatif, animatrice de formations à la non-violence, Nathalie Achard a publié en 2023 En finir avec les discriminations. L’ouvrage prend la forme d’un outil méthodologique pour conscientiser ses privilèges et agir contre les LGBT-phobies et autres discriminations.

Par Aimée Le Goff

Votre livre invite à prendre conscience du système d’oppression sociétal dans lequel nous vivons. À qui s’adresse-t-il ?

À toutes les personnes qui, comme moi, ont des privilèges. Ce livre, d’abord publié sous le titre Mon privilège, ton obsession, invite à consacrer du temps pour se responsabiliser, réfléchir à une autre société et interroger notre responsabilité individuelle et collective dans le système d’oppression qui perdure. Il a d’abord eu du succès auprès de celles et ceux qui vivent de façon intense et systématique cette violence (hétérosexisme, âgisme, validisme, etc.). J’y expose dans un premier temps des chiffres, des observations et des interrogations, puis j’apporte des réponses pratiques, qui ont déjà donné des résultats, dans une démarche de non-violence. En fait, j’ai écrit ce livre pour apporter de la conscience, en m’inspirant de mon parcours et de mon expérience terrain. Nous faisons toutes et tous partie de la machine discriminante, nous vivons même à l’intérieur.

Vous invitez votre lectorat à adopter une position d’allié·e et à se placer en vigie des micro-agressions. Comment appliquer ces préconisations en entreprise ?

Le rôle du manager est d’assurer la sécurité absolue de ses équipes en plus de leur montée en compétences, pour que chacun·e puisse prendre sa place et prendre la parole sur le sujet des discriminations. La parole est un sujet crucial, par exemple sur les sujets de consentement, concept encore mal exploré. En tant que manager, je ne peux pas me contenter d’un silence ou d’un simple « oui ». Nous savons aussi qu’il y a des faux « oui » et des faux « non ». Pour autant, je ne dois pas non plus inciter une personne à raconter son histoire si elle n’en a pas envie, d’où l’importance de me positionner comme un·e allié·e.Un des plus grands privilèges, c’est d’être écouté·e et entendu·e.

Cette position d’allié·e ne peut pas pour autant reposer sur les épaules d’une seule personne ? 

Les managers doivent effectivement déléguer et multiplier les rôles d’appui. Il faut souligner l’importance du groupe et de la démultiplication des personnes qui vont prendre des responsabilités de vigie et d’allié·e, ce qui peut être très compliqué à intégrer. Le nombre de personnes qui se disent alliées m’impressionne parce que c’est très difficile de l’être. Dans une équipe, il faut en tout cas toujours une personne qui assure un rôle de vigie des discriminations et de l’impact qu’elles peuvent avoir sur la collaboration. 

Je travaille avec des groupes qui veulent sortir des systèmes pyramidaux et descendants classiques. Les nouvelles générations aspirent beaucoup à mettre du sens dans leur travail pour créer plus de coopération et d’équivalence, au lieu d’exécuter simplement les ordres. Il faut aussi bien conscientiser que les personnes privilégiées ne peuvent pas comprendre ce que vivent les personnes discriminées. Au lieu de chercher à comprendre, il est important d’écouter et de faire de la place à l’autre. C’est la seule manière de se connecter à ce que l’autre vit. Cela n’empêche pas de partager la charge du problème. Si vous comprenez que vous aussi êtes impacté·e, du haut de vos privilèges, même si vous ne le sentez pas, alors il est possible de travailler ensemble.

De quelle façon êtes-vous impactée, vous aussi ?

Nous, personnes privilégiées, vivons en permanence dans ce système discriminant. Nous baignons donc sans cesse dans des injonctions. Nous ne bénéficions pas non plus d’une volonté politique qui nous permettrait d’accéder à une cité empathique, avec plus de bienveillance, où les êtres humains comprennent leur interdépendance. Tout serait très différent pour nous tous·tes dans un autre système : l’accès à la matière première, à l’argent, à l’énergie. Il n’y a pas grand monde pour essayer de changer cela. Beaucoup de personnes privilégiées n’ont pas conscience qu’en profitant d’un système d’oppression, elles scient la branche sur laquelle elles sont assises. Un système discriminant ne fait que créer des rages, des colères grandissantes. Sur le long terme, personne ne s’en sortira.

Vous privilégiez le terme « hétérosexisme » à celui d’« homophobie ». Pourquoi ?

Avec le terme « phobie », on se réfère à une peur irrationnelle et au vocabulaire de la santé mentale. On légitime donc l’idée de pouvoir ressentir du dégoût vis-à-vis de certains êtres humains, comme on aurait la phobie des araignées…Il y a une perversité dans l’utilisation de ce terme. Ce qui m’intéresse, c’est de mettre en valeur la partie normative en utilisant le « isme », comme pour les termes « racisme », « validisme » ou « classisme ». Ceci étant dit, le mot « hétérosexisme » se discute aussi. Il ne fait pas l’unanimité au sein de la communauté LGBTQI+.

Le coming out est pour vous un « indice fort de la nature oppressive de la situation ». Que pouvons-nous imaginer à la place ?

Le concept ne devrait tout simplement pas exister. Le terme lui-même est d’une violence infinie. Comme je l’indique dans mon livre, lorsque j’ai annoncé à une amie mon orientation affective, elle m’a fait à son tour son coming out hétéro, ce qui a permis de remettre de l’équivalence. Le coming out suggère qu’une partie de la population doit se justifier. L’outing, c’est-à-dire le fait de forcer le coming out, est également une arme. Je pense que cette notion est aussi générationnelle. Quand j’ai atteint la majorité sexuelle, l’homosexualité était encore passible de prison en France. Dans la génération de mes enfants, cette notion tend à disparaître, il y a quelque chose de plus léger, même si cela ne veut pas dire que les discriminations envers les personnes LGBT ont disparu, notamment chez les plus jeunes.

Vous évoquez la nécessité de faire le deuil de ses idéaux. L’objectif d’une société inclusive ne serait donc pas atteignable, en dépit des combats engagés ?

Je garde toujours espoir. Quand je parle du deuil de l’idéal, je n’affirme pas que l’équité ne sera jamais possible. Je renvoie plutôt au fait de conscientiser que nous faisons partie de la lutte et que nous avons envie de faire partie d’un chantier extrêmement difficile et complexe, pour atteindre un idéal d’égalité qui reste assez lointain. Je crois que quelque chose nous a été transmis, sur lequel nous travaillons et que nous comptons transmettre à notre tour aux générations suivantes. C’est important de s’ancrer dans cette grande chaîne de transmission. Elle a permis des progrès, les choses bougent. Mais il est nécessaire de faire le deuil, douloureux mais nécessaire, de quelque chose d’immense qui n’arrivera pas le temps d’une génération, de façon immédiate et radicale. Mieux vaut se concentrer sur ce qu’il est possible de faire à son échelle.

En finir avec les discriminations, Nathalie Achard