Santé mentale en entreprise : un enjeu hautement stratégique

Santé mentale en entreprise : un enjeu hautement stratégique

Rares sont celles et ceux qui peuvent affirmer qu’au quotidien leur travail n’a aucune incidence sur leur santé mentale. Selon une enquête réalisée par le cabinet de conseil Great Place To Work – en 2024 – seul·es 56 % des salarié·es en France pensent avoir une bonne santé mentale. Cette même enquête révèle qu’un tiers des salarié·es estime que son travail a un impact négatif sur sa santé mentale. À l’occasion d’un dîner-débat, têtu·connect a convié la philosophe et psychanalyste Cynthia Fleury, le psychiatre Jean-Victor Blanc, le spécialiste des ressources humaines Pierre Hurstel, ainsi que Guillaume Borie, directeur général d’AXA France. 

Par Chloé Consigny 

Jean-Victor Blanc est médecin psychiatre à l’hôpital Saint Antoine à Paris et enseignant à Sorbonne Université. Dans sa pratique, il constate que la santé mentale reste un sujet tabou au sein de la société et particulièrement en entreprise. Il explique : « l’hospitalisation par un psychiatre est toujours placée sous silence, car il y a un risque de discrimination très fort pour la personne malade.  En entreprise, comme dans la vie courante, il n’est pas rare que des troubles soient détournés en insultes. On peut par exemple entendre « tu es autiste ou quoi ? » ou encore « je ne suis pas un alcolo ». Toutes ces phrases sont des micro-agressions du quotidien qui ajoutent à la honte et à la culpabilité que peuvent ressentir les personnes concernées ». Le psychiatre a choisi de sensibiliser le plus grand nombre à la santé mentale par le biais de la pop culture. Il est l’auteur de l’ouvrage Pop & Psy et créateur du festival du même nom. « La pop culture permet de décentrer le sujet. Durant de longues années, les références aux troubles mentaux dans les films ou les séries étaient extrêmement rares. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Ces rôles modèles permettent de visibiliser l’existence des diversités. En entreprise, les salariés ont le même niveau de connaissance des maladies mentales que la population générale. C’est-à-dire un niveau très faible, voire inexistant. Grâce à la pop culture, il est possible de donner à voir des parcours inspirants portés par des héroïnes et des héros atteints de maladies mentales. En décentrant le sujet, on ouvre le dialogue ». 

Malaise dans les psychés 

Cynthia Fleury, philosophe et psychanalyste, professeure titulaire de la chaire de philosophie du GHU Paris Psychiatrie et Neurosciences a récemment publié « La clinique de la dignité » aux éditions Seuil. Elle constate que l’époque actuelle est marquée par un retour de l’angoisse « Il y a aujourd’hui un effet de surexposition à l’information. Le fracas du monde percute nos vies quotidiennes et s’intensifie lorsque nous évoluons au sein d’organisations dysfonctionnelles ». Ces organisations dysfonctionnelles sont multiples et peuvent se retrouver au sein des services publics comme au sein des entreprises privées. Conséquence, ce sont souvent les mêmes expressions de saturation qui se retrouvent au sein de la population des salarié·es. Il n’est plus rare d’entendre les expressions « je suis débordé·es, je suis sous l’eau » qui traduisent l’impuissance des personnes qui, au quotidien, peinent à composer avec des exigences de performance et de rentabilité.  Pour expliquer ce phénomène, la philosophe parle de « souffrance éthique ». Elle explique : « il n’y a pas que les personnes subissant le sentiment d’indignité qui présentent des troubles psychopathologiques. Ce que l’on nomme la « souffrance éthique » est directement lié au sentiment d’indignation qui surgit chez le sujet lorsque celui-ci se sent devenir prisonnier d’une situation qu’il juge de plus en plus « indigne » parce qu’elle désavoue les principes éthiques auxquels il croit », explique l’autrice. Et d’ajouter : « La souffrance éthique advient quand la confiance dans l’organisation disparaît progressivement, voire totalement. Dès qu’un individu est victime d’un harcèlement – d’un collègue ou du management institutionnel – la souffrance le saisit et le lien avec l’institution se délite ». Un contexte qui invite à interroger les mécaniques de dominations : « La vie digne des uns s’édifie aux dépens de la vie indigne des autres. La dissymétrie des statuts à des répercussions systémiques sur le fonctionnement des organisations », souligne la philosophe. 

Gérer celles et ceux qui font du mal

Cette dissymétrie des statuts est l’objet des missions de conseil de Pierre Hurstel qui, depuis douze années, accompagne des dirigeants d’entreprise sur les questions d’organisation. Ancien DRH monde d’EY, il est désormais « conseiller en destins professionnels » et fondateur de Matière @ réflexion. « Il y a une responsabilité de l’entreprise. Elle doit être à même de gérer les personnes qui font du mal. C’est-à-dire les personnes qui nuisent au fonctionnement des organisations. Il existe des personnes dont les modèles d’exercice de l’autorité font remettre en question l’équilibre des autres ». Il préconise d’abord de porter une attention aux signes faibles tels que le stress et la santé mentale, deux alertes d’une désorganisation. Pour l’expert en stratégie, il est également nécessaire de porter une attention particulière aux personnes minorisées « c’est un sujet extrêmement important. La nature humaine a ce biais de fabriquer des boucs émissaires. Disqualifier, exclure, sont des comportements fréquents lorsque l’on appartient aux inclus. La minorisation spontanée doit être corrigée par le management ». Pierre Hurstel reste néanmoins optimiste, estimant que l’entreprise peut être un lieu de réparation. « Je reste convaincu que l’entreprise peut être le lieu de réparation des souffrances individuelles. Pour ce faire, il faut rendre l’environnement de travail inclusif et travailler au fonctionnement global de l’organisation ». 

Actions concrètes 

Au sein du groupe AXA, la santé mentale a été abordée à deux titres : à l’interne auprès des salarié·es et à l’externe, auprès des assuré·es du groupe. « Nous avons mis en place différentes actions concrètes. Par exemple, à l’interne, nous avons créé un réseau de secouristes en santé mentale. À l’externe, nous nous adressons à nos clients PME, TPE et grand public au travers de formations gratuites. Nous mettons également à disposition de nos assuré·es une plateforme de contenus via AXA prévention », explique Guillaume Borie, Directeur général d’AXA France. Le groupe a également imaginé une plateforme de e-learning à destination des entreprises afin de développer la prévention en santé mentale.