Les luttes en faveur des droits LGBTQI ont également eu lieu dans le monde de l’entreprise. Si les progrès sont réels, le chemin est encore long et semé d’embûches.
Par Aimée Le Goff
Gilbert Labaume, directeur financier à la retraite depuis 2006, a vécu sa carrière dans l’angoisse que son orientation affective soit connue de sa hiérarchie. « J’ai démarré comme comptable dans un grand magasin parisien et j’y ai gravi les échelons, mais je n’ai jamais révélé mon homosexualité. L’ascenseur social aurait bloqué ». À l’époque, rester au placard se traduit pour l’employé par un ensemble de stratégies à maintenir bien en place. « Quand mon compagnon m’appelait, je disais que c’était mon beau-frère. Lors des événements d’entreprise, je venais seul au restaurant. Bien sûr, le fait de me cacher suscitait chez moi de la peur ». À 84 ans, il résume : « être homo, ce n’était simplement pas normal ».
Triple contexte
Vingt ans plus tard, tout a changé ? Estelle Fisson, docteure en sciences politiques à l’Université Lyon 2, apporte un éclairage historique sur le sujet. Spécialisée en socio-histoire du genre et des sexualités, notamment dans les organisations, elle précise : “En France, la lutte contre les discriminations entre dans le droit à la fin des années 90, sans trop d’effet, car très peu d’affaires portent sur ces questions à l’époque. L’apparition des premières politiques D&I en entreprise en France est aussi assez tardive car elle vient de l’initiative de filiales qui dépendent d’entreprises américaines. Aux Etats-Unis, à cette époque, le droit antidiscriminatoire est bien plus avancé”.
De notre côté de l’Atlantique, un triple contexte fait émerger les politiques de diversité en entreprise à la fin des années 90, d’après la doctorante, qui cite “l’influence des Etats-Unis dans certains grands groupes, l’émergence de directives européennes transcrites dans le droit français, et le contexte politique français dans lequel la question de la diversité est politisée”. En 2001, la loi relative à la lutte contre les discriminations est votée. Vingt critères de discrimination y seront progressivement mentionnés, et c’est en 2003 que la discrimination basée sur l’orientation sexuelle devient une circonstance aggravante.
Pour Emilie Morand, sociologue du travail et des sexualités, l’adoption du Pacs en 1999 marque également un tournant fort pour la diversité en entreprise. Avec la documentariste Elisabeth Feytit, elle est l’autrice de Tous hétéros au boulot ? Jouer et déjouer les normes de genre et de sexualité au travail, qui explore les défis et stratégies des personnes LGBTQI+ pour naviguer dans un milieu de travail majoritairement hétéronormatif. « C’est aussi à ce moment que se créent des réseaux dans les entreprises. Le mariage pour tous a progressivement intégré le monde de l’entreprise, et nous avons légitimé le fait de parler de son conjoint au travail. »
Pas de sanctions financières
En 2007, à la fin du mandat de Jacques Chirac, qui souhaite à l’époque afficher une volonté de lutte pour l’égalité des chances, la HALDE (Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité) voit le jour. “Cette politique est très portée sur les discriminations liées à l’origine au moment de sa création, commente Estelle Fisson. Aujourd’hui, ce critère n’est plus au centre des politiques D&I en entreprise, mais c’est bien dans ce contexte politique que celles-ci sont apparues”. Pour autant, très peu de réclamations pour discriminations homophobes sont recensées par l’institution – 3% seulement en 2008. “Malgré l’arsenal juridique mis en place, les personnes discriminées n’ont pas porté plainte. Cela pouvait impliquer une visibilité non souhaitée”.
Le MEDEF et les syndicats négocient de premiers accords sur la diversité en entreprise en 2006. “Ils portaient d’abord sur l’emploi des seniors, nuance Estelle Fisson, qui pointe par ailleurs un “manque de contraintes réelles” pour les employeurs. “La signature de chartes est aujourd’hui encouragée mais cela n’induit pas d’obligations légales ou de sanctions financières. La loi de 2001 n’oblige pas à négocier des accords qui portent spécifiquement sur les droits LGBTQI+ au travail, et il en existe d’ailleurs très peu. Tout est censé venir de la bonne volonté des délégués syndicaux et des entreprises. Les accords ne sont pas non plus forcément connus des travailleurs·euses, donc pas forcément appliqués…”.
En 2011, la HALDE fusionne avec d’autres structures pour former le Défenseur des droits. Pour Estelle Fisson, cette mutation traduit l’idée que “les discriminations ne sont plus tellement la priorité”. À ce stade, la chercheuse souligne l’importance du rôle des délégués syndicaux. “Au moment des négociations, il sont capables d’ajouter des droits et des clauses spécifiques pour les personnes LGBTQI+”.
Le combat continue pour les personnes transgenres
Au sein de la communauté, des avancées à plusieurs vitesses sont aussi à distinguer : « On observe davantage de conflits chez certains employeurs pour les personnes transgenres, en ce qui concerne par exemple leur transition administrative, rapporte de son côté Flora Bolter, politiste et co-directrice de l’Observatoire LGBTQI+ de la Fondation Jean Jaurès. Des situations peuvent se révéler comme des vecteurs de transphobie, principalement due à une méconnaissance du sujet ».
Pour la politiste, l’état des lieux des avancées pour les personnes LGBTQI+ au travail reste difficile à établir. « Nous avons peu de chiffres centralisés à l’échelle nationale, et encore peu de communication sur les efforts mis en œuvre. Nous ne pouvons pas nous appuyer sur des retours consolidés qui prennent en compte tous les périmètres du droit existant. Nous ne savons donc pas dans quelle mesure le cadre juridique est appliqué ».
Invisibles lesbiennes
Parmi les autres enjeux qui demeurent : la visibilité lesbienne. Les femmes homosexuelles restent moins visibles que les hommes homosexuels sur leur lieu de travail. Pour répondre à cette problématique, des entreprises initient des actions, parfois sous l’impulsion de salariées concernées. Au sein du groupe agroalimentaire Bel, Émilie Asselineau et Aurélie Lasoudris, respectivement Directrice juridique France et DRH France, ont créé un ERG (Employee Resources Group) après avoir été sollicitées par leur employeur pour témoigner de leurs parcours. « L’appel à témoignage m’a rappelé à quel point il est important d’être visible, car d’autres personnes en ont besoin », confie Aurélie Lasoudris. Au cours de sa carrière, la DRH dit avoir connu « des silences gênés, des regards détournés » et des « micro agressions plutôt dues à de la méconnaissance ». La période « Manif pour tous » a apporté son lot de complications. « Pendant 6 ou 8 mois, ça a été assez horrible », se souvient Aurélie Lasoudris.
Risque de recul
Pour Emilie Asselineau, out au travail depuis son intégration chez Bel il y a deux ans, l’invitation au témoignage a engendré un réel « sentiment de liberté, de bien-être et d’accueil ». Depuis quelques mois, la directrice appréhende en revanche de futures discriminations dues au climat politique actuel. « Dans cette ambiance qui impacte aussi l’entreprise, tout ce qui a trait aux minorités est mis dans le panier du wokisme. Maintenant que je suis out partout, y compris sur LinkedIn, j’ai un peu peur que l’on ne veuille plus me recruter ou que l’on m’étiquette comme une activiste qui dérange ». Pour elle, le « climat actuel autorise davantage une certaine liberté de parole ».
Si les trois dernières décennies ont permis des avancées notables en entreprise, de nombreux impensés subsistent. Les lesbiennes et les personnes trans restent encore trop souvent marginalisées dans le monde professionnel. À nous, personnes concernées et allié·es, de continuer à faire bouger les lignes.