Dans l’industrie de l’animation, les représentations queer peinent à exister 

Dans l’industrie de l’animation, les représentations queer peinent à exister 

En décembre 2022 sortait Avalonia, l’étrange voyage, film des studios Disney mettant en avant un protagoniste gay. Récemment, des spectateur·ices ont questionné la potentielle transidentité de Gwen Stacy dans Spider-Man: Across The Spider Verse. Théorie qui, à l’heure actuelle, n’a pas été confirmée mais plaît à plusieurs fans. Côté séries, Adventure Time et Luz à Osville sont connues pour leurs personnages queer. Qu’en est-il de l’industrie de l’animation française ?

Par Etienne Brichet

« En France, les représentations queer dans les séries d’animation sont quasiment inexistantes alors que nous sommes sur le podium des producteurs mondiaux avec les États-Unis et le Japon », constate Claire Lefranc, cofondatrice du collectif féministe intersectionnel Les Intervalles. Tout n’est pas rose non plus outre-Atlantique. Pour Benoît Berthe Siward, cofondateur du collectif LGBTQI+ In Animation, des personnes queer comme Rebecca Sugar, créateur·ice de Steven Universe, connaissent le succès mais restent une exception, et non la règle. Les représentations LGBTQI+ sont donc absentes des productions mainstream, ou presque. Le recours aux non-dits permet parfois de les faire exister. « Celles et ceux qui reconnaissent les signes peuvent les comprendre. Mettre des représentations inclusives de façon frontale est un combat de longue haleine », reconnaît Mélanie Duval, scénariste. « Les décideurs déterminent ce qui est acceptable ou non. J’ai souvent dû user de métaphores pour me glisser dans l’acceptable », confie Frédéric/que Engel Lenoir, scénariste et réalisatrice. 

Lisser pour ne pas froisser  

Ce manque de représentativité est en partie dû à une forme d’autocensure qui trouve son origine dans les attentes des diffuseurs, notamment en termes de distribution à l’international. Philippe, scénariste, explique que les financeurs limitent les représentations inclusives : « Si l’on intègre un personnage LGBTQI+ dans une série, elle ne pourra pas être vendue dans un certain nombre de pays ». 

Les processus créatifs dépendent d’intermédiaires et chacun à son mot à dire. « Les studios proposent aux chaînes des scripts, puis l’animatique. Il y a plusieurs étapes de validation où tout est lissé le plus souvent », note Julien, auteur graphique. Selon Mélanie Duval, la peur de ne pas vendre ou de voir une proposition retoquée décourage les prises de risque de la part des auteur·ices, des producteur·ices et des conseiller·es de programme des chaînes. En comparaison, le système étasunien est différent puisque les chaînes sont productrices et distributrices. « C’est comme si France Télévision avait son propre studio de production », résume Claire Lefranc. 

Si les productions avec des représentations queer ne sont pas achetées par la Russie ou certains pays de l’Europe de l’Est et du Golfe, la cofondatrice des Intervalles voit dans la frilosité des distributeurs une excuse facile : « Selon les chiffres du CNC, nous vendons principalement à l’Europe du Nord et à l’Amérique du Nord ». 

Polémiques et « propagande LGBTQI+ »   

La frilosité des diffuseurs et l’auto-censure peuvent aussi s’expliquer par les polémiques conservatrices. Dans l’imaginaire collectif, l’animation est destinée aux enfants. Pour certain·es, cela signifie qu’elle doit être dépourvue de personnages queer dont la présence est perçue comme de « l’endoctrinement ». Philippe prend l’exemple de la série australo-canadienne SheZow, diffusée en 2015 sur Gulli, où un ado macho peut se transformer en super-héroïne : « Toutes les ligues de vertu ont accusé la série de propagande LGBTQI+ ». Face à une dizaine de mails de parents conservateurs et une pétition peu suivie, le groupe Lagardère n’avait pas déprogrammé la série mais avait tout de même saisi son comité éthique.

« Les personnes LGBTQI+ sont majoritairement pensées sous le prisme du sexe alors qu’il est aussi question d’affection, de romance et d’identité », insiste Benoît Berthe Siward. Qu’à cela ne tienne, les conservateurs et certains parents veulent des histoires « neutres », sans personnages queer. Le rose et les princesses émotives pour les filles, le bleu et la bravoure héroïque pour les garçons. « On essaye de décloisonner cette association. Mais on pense encore de cette façon arriérée en France », note Julien. Pour Mélanie Duval, représenter des garçons sensibles est difficile mais le problème est plus large : « À ne montrer que des familles cis-hétéro parfaites, de nombreux enfants peuvent se sentir exclus et s’auto-censurent ».

Métier passion, travail poison 

Au-delà de ces problématiques, les travailleur·euses font face à des conditions de travail difficiles. La culture du crunch* est une réalité, plus dans certaines sociétés que d’autres mais toujours avec son lot de burnout. « En tant qu’intermittents du spectacle, nous sommes souvent précaires et pouvons être virés du jour au lendemain. C’est difficile de dire non aux heures supplémentaires », se désole Mélanie Duval. La méconnaissance du droit du travail a aussi de lourdes conséquences. « Nous exerçons des métiers passion et pouvons subir des abus car les patrons en profitent parfois », observe Claire Lefranc. 

Autre problème de taille, l’absence de formation pour prévenir et combattre les discriminations LGBTQI+. Si le CNC a conditionné ses aides à une formation sur les violences sexistes et sexuelles des employeurs depuis le 1er janvier 2021, certaines limites se font sentir. « Il n’est pas question de discriminations LGBTQI+, raciales ou validistes, et la formation du reste de l’équipe repose sur le volontariat », déplore la cofondatrice des Intervalles.  

Une vision très genrée des métiers de l’animation   

De son expérience, Benoît Berthe Siward affirme que très peu de travailleuses deviennent réalisatrices. De même, Mélanie Duval déclare avoir vu des storyboardeuses rester au même poste pendant vingt ans tandis que leurs camarades masculins sont devenus réalisateurs entre-temps. À qui la faute ? Un premier élément de réponse se trouve du côté des chefs qui, selon Claire Lefranc, ont tendance à favoriser leurs amis, faisant la part belle à la solidarité masculine, ce qui n’est pas sans rappeler une forme de boys’ club**. D’autant plus que certains domaines sont plus masculinisés et valorisés que d’autres. C’est le cas de la 3D où les femmes sont considérées moins compétentes pour la technique. « Elles sont très présentes dans les métiers de colorisation parce qu’elles sont vues comme délicates », explique-t-elle. 

Pour les personnes LGBTQI+, faire son coming out peut être fréquent à cause du statut d’intermittent du spectacle. Certain·es peuvent se voir refuser des offres. « Mon carnet de commande a beaucoup réduit au moment où ma transition est devenue officielle », raconte avec amertume Frédéric/que Engel Lenoir.  

À l’école des mauvaises pratiques 

Ces différents problèmes sont, pour la plupart, déjà présents dans les écoles d’animation. Mélanie Duval estime qu’il y a une proportion importante d’étudiantes au sein de celles-ci mais que peu accèdent au milieu professionnel. Pour Claire Lefranc, certain·es enseignant·es ont tendance à recommander les élèves avec qui ils et elles ont une proximité sociale et culturelle. « Les femmes, les personnes LGBTQI+ et racisées peuvent avoir plus de difficultés à construire un réseau professionnel en sortie d’école », souligne-t-elle. 

De même, l’école conditionne au crunch. Quand réaliser un film de fin d’étude est un élément diplômant, les élèves se sentent obligé·es de se donner à fond. C’est ce qu’a vécu Benoît Berthe Siward : « L’école était ouverte la nuit. On nous donnait les clés pour la fermer nous-mêmes quand on finissait à trois heures du matin, en plus de travailler le week-end ». 

Politique de l’animation et animation politique 

Constat unanime, l’industrie de l’animation doit se remettre en question, tout comme la société. Le collectif Les Intervalles se donne pour but d’éduquer, de politiser et de former les travailleur·euses à la lutte contre les discrimination, notamment pour éviter les biais de représentation en amont des productions. « Une solution à court terme pourrait être la mise en place de quotas de la part du CNC », propose Claire Lefranc. Un autre changement serait de reconnaître que l’animation n’est pas que du divertissement. « Nous avons une responsabilité vis-à-vis de notre public parce que nous participons à construire sa vision du monde », ajoute la cofondatrice du collectif.  

Pour Frédéric/que Engel Lenoir, le travail des artistes est d’accueillir du questionnement. D’autant plus qu’elle garde un regard critique sur l’industrie : « La télévision est normative et capitaliste. Quand on veut montrer ce qui sort de la norme, il faut s’apprêter à écrire contre elle ». Cela vaut aussi pour les plateformes de streaming. Récemment, HBO Max a retiré de sa plateforme Infinity Train, série d’animation créée par Owen Dennis, lequel a déjà exprimé la difficulté à inclure des personnages LGBTQI+. Le documentaire Howard sur l’auteur lyrique gay du même nom qui a travaillé sur La Belle et la Bête a failli connaître le même sort sur Disney+ avant que des voix ne s’élèvent pour le sauver. De même, le renvoi de plusieurs travailleur·euses LGBTQI+ chez Netflix l’an dernier montre que rien n’est acquis. 

La scénariste/réalisatrice reconnaît que si la poussée des personnes queer pour exister est forte, celle des réactionnaires l’est aussi : « L’ennemi qui avance à visage découvert, tout en parlant de “complot LGBTQI+” et de “menace woke”, a de grosses bottes ». Dans un article pour Slate, la sociologue Mélanie Lallet expliquait que « plus la question du genre est acceptée et débattue publiquement, plus les réactionnaires sont visibles ». Cependant, Frédéric/que Engel Lenoir s’inquiète aussi des ennemis plus subtils qui dissolvent la charge subversive de la lutte LGBTQI+ dans le capitalisme : « Attention à la macronisation du queer, comme me l’a dit un jour la rédactrice en chef Coco Spina ». En d’autres termes, gare au pinkwashing.  

* Le terme « crunch » désigne une période de travail intense à la fin d’un projet avec une pression accrue de la hiérarchie. Cela se traduit en heures supplémentaires excessives. La culture du crunch peut aussi s’accompagner d’un renforcement de la solidarité masculine, au détriment des femmes et des personnes issues des minorités.

** Le terme « boys’ club » désigne des groupes d’hommes blancs et hétéros qui fonctionnent en « circuit fermé » pour conserver le pouvoir dans un environnement spécifique tout en écartant les femmes et les personnes issues des minorités.