L’industrie du jeu vidéo est-elle inclusive sur toute la ligne ? 

L’industrie du jeu vidéo est-elle inclusive sur toute la ligne ? 

Depuis quelques années, la diversité et l’inclusion ont pris une place importante dans l’industrie du jeu vidéo. De plus en plus de productions mettent en avant des personnages LGBTQI+. Mais derrière le vernis inclusif de certains studios, cette industrie se révèle souvent hostile aux salarié·es minorisé·es.

Par Etienne Brichet

Que ce soit dans Horizon Forbidden West, The Last of Us, Tell Me Why, ou encore The Outer Worlds, les studios ont bien compris qu’ils pouvaient s’adresser à un public jusque-là mis de côté en proposant différentes représentations LGBTQI+ dans leurs jeux et en communiquant davantage sur l’inclusion et la diversité. Mais le fait d’afficher fièrement les couleurs du drapeau arc-en-ciel au mois de juin est-il seulement un réflexe pavlovien pour les entreprises du jeu vidéo ? En coulisse, sont-elles réellement inclusives ? Pour le Syndicat des Travailleurs et des Travailleuses du Jeu Vidéo (STJV), ces démonstrations relèvent très souvent du pinkwashing. « Beaucoup d’entreprises se voient comme des espaces inclusifs, mais il faut séparer la communication publique et les conditions de travail réelles des travailleurs et travailleuses », déclare Camille*, membre du STJV. 

Des initiatives pour encourager l’inclusion

« Les politiques d’inclusion des entreprises sont avant tout pragmatiques. Promettre un environnement inclusif sans résultats, c’est le risque d’être exposé médiatiquement et de se priver d’une main-d’œuvre », déclare Ugo Trélis, doctorant·e en Communication à l’UQAM (Université du Québec à Montréal). De son côté, le Syndicat National du Jeu Vidéo (SNJV), qui représente les entreprises de cette industrie, assure que ces engagements apportent de réels changements. Anne Devouassoux, présidente du SNJV, estime que des outils tels que la charte de promotion de la diversité et le guide pratique créé en collaboration avec l’association Women in Games permettent de favoriser l’inclusion des personnes LGBTQI+. « La motivation pour les entreprises de signer des chartes n’est pas de s’acheter un code de bonne conduite, mais de prouver qu’elles veulent faire davantage », affirme-t-elle. 

En l’état, il n’existe pas de chiffres fiables concernant les salarié·es LGBTQI+ dans l’industrie du jeu vidéo. Difficile donc de connaître l’efficacité de ces politiques. Malgré le manque de données, le SNJV se montre convaincu de la bienveillance de l’industrie à l’égard des salarié·es minorisé·es. « Sur les métiers du développement, d’après mon expérience personnelle, nous avons une population relativement jeune et qui est extrêmement tolérante. Ces personnes sont dans une ouverture et une bienveillance qui fait qu’il n’y a pas de métiers fermés », avance Anne Devouassoux. « Les entreprises sont convaincues qu’une diversité de genre au sein des équipes créatives peut avoir un impact sur la qualité des jeux », ajoute-t-elle.   

Une culture masculine bien ancrée 

Pour Ugo Trelis, face aux belles paroles des entreprises, la vigilance reste de mise : « Il faut leur demander si elles embauchent véritablement des personnes LGBTQI+ et quelles sont leurs évolutions de carrière. Il faut également questionner le salaire, l’environnement de travail, les types de contrat et de missions, etc. ». En plus d’être limitées, les politiques d’inclusion seraient contre-productives. « Les entreprises recrutent des personnes LGBTQI+ en espérant que cela transforme les cultures masculines, ce qui fait reposer une responsabilité sur celles-ci tout en les mettant en danger » insiste Ugo. Les boys’ club, groupes exclusivement masculins qui rejettent les autres pour conserver le pouvoir, constituent une des manifestations de cette culture masculine. « Les seniors dans les postes décisionnaires sont les ados geek et sexistes d’il y a trente ans. Ces cinquantenaires sont à la tête des gros studios et forment des boys’ club », constate Éric*, salarié dans un studio. 

Cette culture se renforce également avec la pratique du crunch. « C’est un outil de production qui passe par l’intensification du travail et qui, dans certains contextes, consolide la solidarité masculine entre les employés. Les masculinités gays et transgenres se retrouvent souvent exclues. Cette pratique expose les salarié·es LGBTQI+ à d’autres formes de violences qui s’ajoutent à celles déjà existantes dans les entreprises, en général », affirme Ugo Trelis. Pourtant documentée depuis plusieurs années, notamment par le journaliste américain Jason Schreier, Anne Devouassoux aborde cette pratique différemment : « Le crunch n’existe pas dans l’univers professionnel actuel. Il existe des heures supplémentaires travaillées, sur la base du volontariat. Celles-ci sont rémunérées et encadrées par la loi ». 

Précarisation, harcèlement, et violences dans les studios  

Toujours est-il que des salarié·es LGBTQI+ rencontrent de réels obstacles dans l’industrie du jeu vidéo. « La plupart de celles et ceux qui travaillent à des postes juniors n’ont pas leur mot à dire. Cela joue sur les augmentations, les promotions, et la durée des contrats et des carrières », avance Alex*, membre du STJV. « Les durées de carrière sont souvent courtes à cause des discriminations au travail. Les personnes marginalisées ne peuvent donc pas acquérir de pouvoir décisionnel », ajoute Camille. Même son de cloche pour Éric : « Les entreprises ont beaucoup recours aux CDD. Un jour, on m’a dit que si je voulais un CDI, je devais faire profil bas ». Et de façon générale, faire son coming out se révèle être particulièrement risqué. « Le fait d’être queer est souvent transformé en critique envers les salarié·es LGBTQI+ pour les discréditer. Les directions estiment qu’ils et elles sont susceptibles de politiser les jeux et les studios, ce qui n’est pas bien vu dans le milieu », explique Camille.    

En plus de la précarisation, il y a le harcèlement et les violences. Récemment les studios Ubisoft, Quantic Dream, et Activision Blizzard ont fait l’objet de scandales. « Les directions font semblant de découvrir les affaires alors qu’elles sont remontées en interne depuis des années », s’indigne Alex. « Les salarié·es qui osent parler se retrouvent souvent déplacé·es sur d’autres projets » déplore Éric. Dans une période où les discriminations à l’encontre des personnes transgenres sont particulièrement exacerbées, Camille note également que l’industrie n’y échappe pas : « Très peu de studios sont des espaces inclusifs. Dans certains, des salarié·es ont été victimes de morinomage** et de mégenrage ».

« Les écoles de jeu vidéo sont l’antichambre de l’industrie »

Impossible de parler de l’industrie du jeu vidéo sans parler des écoles privées. Comme les enquêtes de Libération et Gamekult réalisées en 2021 l’ont montré, celles-ci jouent un rôle majeur dans les problèmes soulevés. « Elles sont l’antichambre de l’industrie et participent à l’institutionnalisation des pratiques violentes de travail », soutient Ugo Trelis. Des propos confirmés par Sacha*, également membre du STJV : « C’est le premier endroit où l’on va apprendre qu’il est normal d’être exploité, de ne pas dormir suffisamment à force de faire des heures supplémentaires, etc. ». Pour Anne Devouassoux, depuis la publication de ces enquêtes, la situation aurait évolué : « Les écoles ont signé des chartes d’engagement et ont mis en place des formations pour leur personnel pédagogique. Par des interventions de professionnel·les, nous voulons faire tomber les clichés que peuvent avoir les étudiant·es notamment sur ce qu’ils·elles appellent le crunch  ».

Seulement, il y a un hic. « Il faut que les intervenant·es soient formé·es. Or, ils et elles viennent souvent d’entreprises. Cela crée un cercle vicieux où les intervenant·es sont tout aussi susceptibles de reproduire dans les écoles ce qu’ils·elles font dans leurs studios », constate Ugo. À cela s’ajoute la dimension économique comme le note Sasha : « Les écoles privées coûtent cher, ce qui limite leur accès aux personnes marginalisées et précaires ». Et comme pour les entreprises, ces établissements sont hostiles. « Les personnes LGBTQI+ qui y font leur coming out deviennent des cibles », affirme Éric. 

Quelles solutions pour une meilleure inclusion ?

Face à ces conditions de travail pour les personnes LGBTQI+, le STJV estime que différentes initiatives peuvent être mises en place : « Il faut la fin des recours aux CDD pour lutter contre la précarisation des personnes marginalisées et le remboursement à 100 % de toute consultation ou acte médical par les mutuelles d’entreprise, y compris les parcours de transition pour les personnes transgenres. Favoriser l’inclusion passe aussi par l’utilisation des prénoms et noms d’usage au travail sur simple demande, sans poser de questions, ni demander de justificatifs. Les représentant·es du personnel et des syndicats doivent être intégré·es dans les processus d’alerte et de gestion des discriminations et violences en entreprise. Enfin, chaque personne devrait pouvoir  être intégré dans les processus décisionnels et créatifs » explique Alex. 

Pour Éric, la tolérance zéro envers les harceleurs et agresseurs, notamment ceux qui officient à des postes décisionnaires, est impérative. « Il faudrait des enquêtes sérieuses, que ce soit au niveau syndical et au niveau de la recherche, avec de vraies statistiques pour matérialiser les expériences et soutenir les témoignages. C’est essentiel pour s’attaquer à la culture masculine » insiste Ugo Trelis. Pour le SNJV, les solutions seraient ailleurs : « Nous préférons des actions qui valorisent les bonnes pratiques avant de mettre en place des actions plus coercitives ».

* Les prénoms ont été changés. 

** Le morinomage consiste à s’adresser à une personne transgenre avec le prénom de naissance plutôt qu’avec le prénom que la personne a choisi.