Ponctuelles, concentrées, minutieuses, loyales, etc. Les personnes autistes sont de plus en plus courtisées par les entreprises. Si le monde du travail a longtemps été frileux vis-à-vis du handicap, il ouvre désormais grand ses portes aux personnes neurodivergentes. Quelles sont les motivations derrière cet élan d’inclusion ?
Par Etienne Brichet
« Les autistes sont d’excellents ouvriers. Toujours ponctuels. Quasiment jamais absents. Très peu d’accidents du travail parce qu’ils sont tellement concentrés qu’ils font toujours attention. Très précis, ils détestent l’erreur donc c’est formidable », s’enthousiasme Jean-François Dufresne, président de l’association Vivre et Travailler Autrement, dans un reportage de l’émission Envoyé Spécial diffusé en avril. Un discours que de nombreuses personnes autistes ont qualifié de validiste et déshumanisant. Pourtant, l’engouement autour des personnes autistes se ressent d’autant plus que le concept de neurodiversité, qui désigne les variations neurologiques au sein de l’espèce humaine et leur reconnaissance, circule activement dans le monde du travail. Les entreprises auraient-elles donc enfin compris comment mieux inclure les personnes autistes dans le respect des droits humains? Ou faut-il voir des intentions moins nobles derrière cette main tendue ?
Être autiste dans le monde du travail, un chemin semé d’embûches
D’après l’étude Autisme et emploi publiée en avril par l’Association de gestion du fonds pour l’insertion professionnelle des personnes handicapées (Agefiph), il y aurait environ 600 000 personnes autistes en France dont « la moitié d’entre-elles se destine ou prend une part active du marché du travail ordinaire ». En ce qui concerne le taux de chômage, celui des personnes handicapées est passé de 19 % en 2019 à 13 % en 2022. Une baisse de six points qu’il faut recontextualiser. D’une part, les personnes autistes ne sont pas identifiées dans les statistiques officielles et certaines associations avancent qu’environ 95 % d’entre elles sont au chômage. D’autre part, le taux de chômage des personnes handicapées reste deux fois plus élevé que celui des personnes valides.
Difficile de trouver un travail quand le fait de ne pas avoir de reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé (RQTH) est un frein. D’autant plus que le Sénat a récemment pointé du doigt les délais d’instructions à rallonge pour l’obtenir. Mais même avec une RQTH, certaines personnes autistes n’osent pas mentionner leur handicap en entretien et n’en font toujours pas état en cours de carrière..
Talents aux compétences singulières ou main d’œuvre docile ?
Alors pourquoi les personnes autistes sont-elles tant convoitées par certaines entreprises ? « Avoir un mode de fonctionnement, une façon de penser, un intérêt particulier sur un sujet donné, c’est bénéfique », s’exclame Philippe Trotin, directeur Inclusion et Accessibilité Numérique à Microsoft France. « La plupart des discours médiatiques et managériaux valorisent les personnes autistes pour ce qu’elles pourraient apporter au monde du travail, notamment par rapport à leur ponctualité, leur concentration et leur loyauté », explique Marion Coville, enseignante chercheuse à l’Université de Poitiers et elle-même autiste.
Cet éventail de qualités, les entreprises en sont très friandes, notamment dans le secteur de la tech. « Pour une entreprise, c’est du pain béni d’avoir des gens motivés, consciencieux et minutieux, note Philippe Trotin. Cependant, il précise que les personnes autistes peuvent se surinvestir au travail avec des conséquences désastreuses comme le burn out. « Il peut y avoir des risques d’exploitation vis-à-vis de leurs compétences », insiste Taylor, co-responsable Île-de-France du Collectif pour la Liberté d’Expression des Autistes (CLE Autistes).
L’autisme, une histoire d’hommes ?
Cette image homogénéisante des personnes autistes appliquées dans leurs tâches ne vient pas de nulle part. Taylor explique qu’à l’origine, le diagnostic de l’autisme est lié à des politiques de contrôle et d’eugénisme : « Hans Asperger avait mis l’accent sur les intérêts spécifiques d’enfants autistes étudiés et leur sélection. C’est ce qui paraissait plus productif et utile », précise-t-iel. Marion Coville observe que dans les médias comme dans les sciences et la médecine, l’image de l’autisme est presque intégralement masculine : « Les manifestations de l’autisme chez les femmes ont tendance à être plus facilement ignorées, par exemple quand leurs intérêts spécifiques sont perçus comme banals, ce qui entraîne des retards de diagnostic ».
De son côté, Gwendolyn Garan, Knowledge Manager au sein du studio de jeux vidéo DON’T NOD et salariée autiste, affirme devoir prouver sa valeur en tant que femme mais aussi en tant que personne autiste. « De nombreuses femmes ne savent pas qu’elles le sont. Elles intériorisent, masquent et se fatiguent », souligne-t-elle.
L’homme est-il une machine ou la machine un homme ?
Comme l’explique Marion Coville, la compréhension de l’autisme a longtemps reposé sur la théorie, largement critiquée, du cerveau hypermasculin de Simon Baron-Cohen. L’autisme, représenté sous des traits considérés masculins comme la rationalité, l’absence d’empathie et la froideur, est alors plus proche de la machine que de l’humain. « Pour le discours managérial, une machine semble plus simple à gérer qu’un humain doté de sentiments, d’objectifs personnels et d’une individualité propre », constate la chercheuse. « Nous ne sommes pas des ordinateurs. Nous sommes des humains avec des émotions », s’agace Gwendolyn Garan. Cette image – erronée – du génie autiste, c’est notamment celle véhiculée dans le film Rain Man. « Il y a différentes formes d’autismes qui n’impliquent pas forcément de notion de surcapacités », insiste Philippe Trotin. Et comme le note Marion Coville, se concentrer sur l’utilité des personnes autistes, c’est faire l’impasse sur leurs besoins et leurs conditions de travail mais c’est aussi écarter la question des discriminations et des violences qu’elles subissent.
Une inclusion pensée par et pour les personnes autistes
Quels sont donc les besoins des personnes autistes au travail ? En tant que salariée autiste, Marion Coville identifie trois axes : l’environnement, le temps, et la communication. L’environnement renvoie aux lumières agressives, aux nuisances sonores mais aussi à l’open space. « C’est un dispositif anti-neurodiversité, tout comme le hot-desking », affirme Taylor. L’environnement de travail doit être pensé en termes d’accessibilité. Marion Coville note que le rapport au temps des personnes handicapées n’est pas le même que celui des personnes valides. C’est le concept de crip time, pensé par la chercheuse et militante Alison Kafer. « Une personne autiste peut avoir besoin de plusieurs heures, seule et en silence, pour se remettre cognitivement d’une longue réunion », précise-t-elle.
Pour la communication, Gwendolyn Garan estime qu’il faut proscrire les implicites qui peuvent être un frein hiérarchique. « Ne pas savoir comment fonctionne une organisation peut poser problème pour demander des congés, une augmentation ou une promotion », constate Taylor. Philippe Trotin explique n’avoir pas encore réussi à faire en sorte que les personnes autistes soient autonomes pour faire ces démarches. Marion Coville note également la nécessité de mettre en place un travail de médiation pour que les personnes neurotypiques* ne perçoivent pas les comportements des personnes autistes comme de l’impolitesse ou du désintérêt, ce qui peut nuire à leur réputation et les isoler.
« Nous sommes des sujets de droit et non des objets de soin »
Les personnes autistes dites “sévères”, quant à elles, sont souvent assignées au milieu protégé au sein d’établissements médico-sociaux comme les ESAT. Elles ne sont pas salariées mais “usagères” selon la loi, et ne peuvent donc pas se syndiquer, faire grève, alerter l’inspection du travail ou saisir les Prud’hommes. Comme l’explique le journaliste Thibault Petit dans son livre Handicap à vendre, ce sont des lieux de production avec des impératifs de rentabilité où le code du travail ne s’applique pas. La France s’est fait épingler plusieurs fois ces dernières années pour le non-respect des droits des personnes handicapées, que ce soit par le Comité des droits des personnes handicapées des Nations-Unies (CRPD), le Conseil de l’Europe, ou la Défenseure des droits.
« Nous devons promouvoir un modèle social basé sur la désinstitutionnalisation », a récemment déclaré le Président de la République. Un terme vidé de son sens puisque Geneviève Darrieussecq, ministre déléguée chargée des Personnes handicapées, a déclaré qu’une fermeture des établissements spécialisés n’était pas à l’ordre du jour. Cette décision ignore les recommandations de l’ONU qui voit dans l’institutionnalisation une porte ouverte aux interventions réalisées sans consentement libre et éclairé. Dans une tribune pour Basta! publiée en 2019, CLE Autistes avait fait part de ses revendications : « Sans pouvoir de décision sur l’accompagnement offert, il n’y a pas d’auto-détermination. Nous sommes des sujets de droit et non des objets de soin. Nous réclamons nos aménagements au travail, les mêmes droits sociaux que les autres en entreprise adaptée, et si nous ne pouvons pas travailler, alors nous devons pouvoir vivre décemment. »
Pour vivre décemment, peut-être faut-il que la valeur des personnes handicapées ne repose plus sur leur capacité à travailler. Pour Gwendolyn Garan, repenser notre rapport aux personnes jugées improductives, c’est repenser le travail : « Pourquoi n’a-t-on pas de revenu universel ? Qu’est-ce qu’on veut faire des êtres humains ? Veut-on les valoriser ou est-ce que ce sont les entreprises qui dirigent notre société ? ».
* Terme qui désigne les personnes dont le fonctionnement neurologique est considéré comme “normal” et qui ne présentent pas de condition neurologique particulière.
Qu’est ce que l’autisme ?
L’autisme est un handicap dont les manifestations sont décrites sous l’intitulé de Trouble du Spectre de l’Autisme (TSA), c’est un trouble neuro-développemental. Les premiers signes sont perceptibles avant l’âge de 3 ans. Les personnes autistes perçoivent ainsi le monde d’une façon différente par rapport à une personne dite neurotypique. Le TSA (Trouble du spectre de l’autisme) affecte le développement de l’enfant dans : la communication (langage, compréhension, contact visuel…) ; les interactions sociales (perception et compréhension des émotions, relations sociales, jeux…) ; le comportement (gestes stéréotypés, intérêts et activités spécifiques et restreints, mise en place de routines, etc.).