Autisme : ces profils atypiques que la Tech tente de séduire

Autisme : ces profils atypiques que la Tech tente de séduire

Bien souvent délaissées par les autres secteurs professionnels, les personnes autistes sont de plus en plus convoitées par les entreprises de la Tech. Que ce soit dans la data, le développement full stack (architecte site web) ou la cybersécurité, l’autisme est désormais considéré comme un atout. Explications. 

Par Etienne Brichet 

En France, sur 600 000 personnes autistes, 300 000 se destinent au marché du travail. Néanmoins, seules 0,5 % d’entre elles ont un emploi en milieu ordinaire, selon les chiffres de l’Agefiph (Association de gestion du fonds pour l’insertion professionnelle des personnes handicapées). Le secteur de la Tech convoite aujourd’hui ces profils atypiques.

Autisme et neurodiversité, de quoi parle-t-on ? 

La neurodiversité désigne communément la diversité neurologique chez les humains. « C’est ce que la chercheuse Nick Walker appelle la neurodiversité comme fait biologique, c’est-à-dire que tous les cerveaux sont différents, explique Lucas Fritz, doctorant en sciences de la communication. Elle le distingue du paradigme de la neurodiversité qui est un ensemble de normes scientifiques et dans lequel le cerveau “normal” est une fiction culturelle. » En d’autres termes, l’idée d’une normalité neurologique est une construction. 

L’autisme, ou « Trouble du Spectre de l’Autisme » dans le DSM-V (manuel de diagnostic de l’Association américaine de psychiatrie), est un ensemble de conditions et de variations neurologiques dont les principaux critères diagnostiques sont des difficultés dans les interactions et relations sociales ainsi que des intérêts restreints et des stéréotypies. En s’éloignant d’une vision de l’autisme comme « déficiences à réparer », le paradigme de la neurodiversité tend à le considérer comme un handicap qui résulte en partie de la façon dont la société est organisée. 

Un vivier de talents inexploré 

Certaines entreprises adaptées se sont, de longue date, spécialisées dans l’emploi de personnes autistes. C’est le cas de l’entreprise fondée par Laurent Delannoy et Laurence Vanbergue, dont le slogan est : « La nature crée des différences, Avencod en fait des talents. » Avencod est spécialisée dans les missions de tests fonctionnels et automatisés, le développement full stack, et les audits pour évaluer l’accessibilité de services en ligne. L’entreprise adaptée comprend environ 85 % de salarié·es handicapé·es, dont une majorité de personnes autistes, et a pour ambition d’inclure ces profils dans les métiers du numérique en leur proposant un tremplin pour continuer leur carrière dans le milieu ordinaire. Un but également recherché par  Auticon, entreprise de services numériques et cabinet de conseil spécialisé dans les enjeux de la neurodiversité, où plus de 80 % des salarié·es sont autistes. « La majorité de nos salarié·es autistes sont consultants et travaillent sur des problématiques confiées par nos client·es : mise en place d’un logiciel, développement applicatif, analyse et nettoyage de données, cybersécurité, résume Dorna Hafezi, PDG de Auticon en France. 

L’autisme comme source d’innovation 

« Le sens du détail et les capacités d’analyse ne sont pas des soft skills chez les personnes autistes, mais une nécessité à leur équilibre. Elles poussent la qualité vers le haut en termes de rigueur, tandis que les personnes neurotypiques les amènent à plus de compréhension », assure Laurent Delannoy. Franchise à toute épreuve et facilités sur la détection de patterns, des compétences qui sont une source d’innovation pour Dorna Hafezi et une valeur ajoutée pour ses client·es. Cependant, le co-fondateur d’Avencod nuance : « Cette envie de chercher des solutions, il faut la modérer parce que cela peut vite devenir un centre d’intérêt restreint qui risque de fatiguer à court terme. » 

Afin d’inclure les personnes autistes, les entreprises ont à leur disposition une large palette d’outils et d’aménagements. « Nous accompagnons nos salarié·es dans les interactions avec les client·es et expliquons à ces dernier·es le fonctionnement des personnes autistes. Sur la partie hypersensibilité (son, lumière, toucher…), nous aménageons l’environnement de travail », explique la PDG d’Auticon. À Avencod, casques anti-bruit, lumières à intensité réglable et salles de relaxation sont à disposition des talents, et des psychologues sont à leur écoute. « Les salarié·es peuvent faire des pauses toutes les heures si besoin. Nous fermons nos serveurs à 18h et le week-end car nous nous sommes aperçus que certains continuaient à travailler », note Laurent Delannoy. 

Génies de l’informatique ou clichés ?  

D’où vient cette association entre autisme et Tech ? Pour le sociologue Adrien Primerano, il y a plusieurs raisons mais toutes semblent converger vers la figure de « l’autiste techno-savant ». « Les productions culturelles diffusent un lien entre autisme et savantisme, qui ne correspond pas à une réalité pour la majorité des personnes autistes. Ces représentations tendent à les montrer comme des machines dépourvues d’empathie, des génies de l’informatique, ou des geeks. Pour le chercheur Malcolm Matthews, c’est une figure blanche et masculine », développe le sociologue. 

Le chercheur mentionne également la popularisation du « syndrome geek » qui trouve en partie son origine dans un article du journaliste Steve Silberman évoquant une « épidémie d’autisme » dans la Silicon Valley au début des années 2000. Enfin, il estime que le lien avec la Tech peut aussi s’expliquer par la place majeure de l’informatique dans le développement d’une communauté autistique sur des forums et des blogs dans les années 1990. 

Un fiction parfaite pour le néolibéralisme 

Le secteur de la Tech s’intéresse le plus souvent à des profils spécifiques : Asperger et « autistes de haut niveau ». Selon Adrien Primerano, ces profils sont souvent représentés avec des capacités extraordinaires. Pour Laurent Delannoy, pas question de vendre des super-héros autistes : « Certains ont besoin de challenge intellectuel et d’autres des tâches répétitives et cadrées. » Au sein d’Auticon, l’utilisation des termes « autistes de haut niveau » et Asperger est bannie. « Nous refusons une hiérarchie entre les personnes autistes. Notre volonté est d’aller chercher les 70 % de personnes autistes qui n’ont pas de retard mental afin de les accompagner vers un emploi durable, à hauteur de leurs compétences. En termes d’image, c’est tout aussi destructeur de penser que les personnes autistes sont des Rain Man avec un retard mental que des génies. Cela reviendrait à accepter le fait d’en laisser certaines sur le bord de la route ou de créer des attentes démesurées chez les client·es », souligne Dorna Hafezi. 

D’après Lucas Fritz, l’intérêt de la Tech pour les travailleur·euses autistes tient surtout d’un intérêt pour leur cerveau : « Les entreprises s’intéressent à cette fiction de “l’autiste de haut niveau” parce qu’elle porte la promesse d’un·e salarié·e naturellement compétent – son cerveau serait biologiquement conçu pour les tâches qui lui sont dévolues – et naturellement respectueux de l’ordre et de la hiérarchie. » Derrière cette cérébralisation du monde de l’entreprise, il considère qu’il y a une biologisation du mythe du travailleur modèle : « On pourrait dire, dans le sillage des approches anti-capitalistes de la neurodiversité, que les entreprises cherchent à recréer une sorte de prolétariat à la sauce neuroscience. Robert Chapman, chercheur·euse spécialisé·e dans la neurodiversité, parle de neuro-thatchérisme pour évoquer la situation en Angleterre. La figure de “l’autiste de haut niveau” est un super prolétaire qui ne se poserait pas la question de son exploitation parce que son corps serait neuro-génétiquement programmé pour travailler. C’est une fiction politique et économique parfaite pour le néo-libéralisme. »

Repenser l’inclusion des personnes autistes 

Pour Adrien Primerano, il y a un risque à ne faire de la neurodiversité qu’un argument marketing sans remettre en cause la vision pathologique de l’autisme : « Sa mise en avant – notamment par les entreprises de la Tech – semble porter en elle une essentialisation de l’autisme. » 
S’il est principalement question du secteur de la Tech, Lucas Fritz estime que les problématiques évoquées le dépassent et invite à regarder au-delà : « Cet attrait pour la figure de “l’autiste de haut niveau” est l’une des rares opportunités de professionnalisation donnée à ces personnes aujourd’hui et il dépend de l’absence de place faite aux personnes neuroatypiques dans les autres lieux de socialisation. À mesure que nous les excluons dans la société, nous allons avoir des représentations de plus en plus abstraites et décorrélées de ce qu’est réellement l’autisme. Les représentations des personnes autistes sont limitées parce que la société ne permet pas aux non-autistes de socialiser avec elles. »