Interview exclusive, Elisabeth Moreno : « Vous pouvez mettre en place toutes les politiques publiques du monde, si les entreprises ne s’en emparent pas, il ne se passera rien »

Interview exclusive, Elisabeth Moreno : « Vous pouvez mettre en place toutes les politiques publiques du monde, si les entreprises ne s’en emparent pas, il ne se passera rien »

Une heure durant, Élisabeth Moreno, Ministre déléguée auprès du Premier ministre, chargée de l'Égalité entre les femmes et les hommes, de la Diversité et de l'Égalité des chances et Benoit Serre, vice-président délégué de l’ANDRH (Association Nationale des DRH) ont échangé autour des questions de diversité et d’inclusion en entreprise. Un débat rare, au cours duquel de nombreux sujets ont été abordés et auquel TÊTU Connect a assisté. Interview croisée.

Par Chloé Consigny

Que peut faire l’État pour accompagner le monde de l’entreprise vers davantage d’inclusion ? Est-ce son rôle ?

Élisabeth Moreno : Je suis intimement convaincue que les sujets d’inclusion et de diversité sont éminemment sociétaux. Les actions en la matière ne peuvent véritablement porter leurs fruits que s’il y a une mobilisation sociétale. Celle-ci doit inclure les pouvoir publics, les entreprises et les associations. De façon très concrète, le Gouvernement a élaboré un plan national triennal de lutte contre la haine que subissent les personnes LGBT+ que j’ai lancé le 14 octobre 2020. L’élaboration de ce plan s’est faite de concert avec les associations ainsi que le monde de l’entreprise. En effet, vous pouvez mettre en place toutes les politiques publiques du monde, si les entreprises – qui sont au cœur de la Cité – ne s’en emparent pas elles aussi, alors les plans ne pourront pas être suivis d’effets… Si vous ne donnez pas toute la place qui convient aux individus de votre organisation, alors vous n’aurez qu’une partie d’eux-mêmes et donc qu’une partie des résultats que vous espérez. Mon rôle est de mettre en place les bonnes politiques, d’en parler, d’informer et de sensibiliser. Mais si Monsieur Serre décide que ce sujet n’est pas important dans son entreprise, alors, je pourrai mener toutes les actions du monde, cela ne servira à rien. C’est la raison pour laquelle, à mon sens, légiférer et sanctionner ne sont pas les uniques approches à adopter vis-à-vis du monde de l’entreprise.

Benoît Serre : Je ne peux qu’abonder en ce sens. L’ANDRH le vit d’ailleurs au quotidien : la conviction vaut mieux que la contrainte. En effet, seule la conviction peut permettre d’instaurer durablement des changements au sein d’une organisation. Au-delà de donner le ton, l’entreprise se doit de donner l’exemple. Pour les grands problèmes sociétaux tels que l’inclusion des personnes LGBTQI+, l’entreprise fait partie de la solution, sous deux conditions. La première c’est qu’elle doit avoir la conviction qu’elle fait partie de la solution. Cette conviction doit être portée au plus haut niveau de l’entreprise, par l’ensemble du top management. Les actions en faveur de la lutte contre la discrimination ne doivent pas être menées pour se protéger des mauvais buzz ou pour faire plaisir aux réseaux sociaux. Les actions doivent répondre à une conviction sincère : celle qu’une entreprise n’est jamais aussi riche que lorsqu’elle prend les gens pour ce qu’ils sont ! La seconde condition est celle de s’associer aux politiques publiques et d’œuvrer de concert.

Quelles sont les demandes de la part des DRH envers le gouvernement afin d’être accompagné dans une démarche de recrutement plus inclusive ? 

BS : Si nous devons demander quelque chose aux pouvoirs publics, ce ne sont pas de nouvelles subventions ou de nouvelles aides, mais de nous associer systématiquement aux réflexions menées. En effet, si nous souhaitons que les actions existent dans la société, elles doivent dépasser le cadre de la communication et des textes de lois. Il faut qu’elles existent de manière très concrète sur le terrain. Pour ce faire, il faut dialoguer avec les associations et les pouvoirs publics. Au sein de l’ANDRH, nous sommes prêts à montrer l’exemple et à partager les bonnes pratiques. Malgré les nombreuses critiques, nous avons par exemple élaboré un guide sur la transidentité il y a trois ans. Nous sommes actuellement en train de préparer un livre blanc sur les diversités. Notre rôle est de donner le ton et de nous montrer exemplaire, tout en respectant les spécificités de chaque entreprise.

De gauche à droite : Nicolas Pirat-Delbrayelle, Créateur de Développement Inclusif, TÊTU CONNECT, Elisabeth Moreno, Ministre déléguée auprès du Premier ministre, chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes, de la Diversité et de l’Égalité des chances et Benoit Serre, vice-président délégué de l’ANDRH (Association Nationale des DRH).

Sur quels leviers est-il possible d’agir pour améliorer la diversité en entreprise ?

EM : Je reste convaincue que c’est une myriade d’actions qui permettront de faire avancer le sujet. A titre d’exemple, lorsque nous avons mis en place la plateforme de lutte contre les discriminations, certaines personnes m’ont dit « si vous pensez que c’est avec une plateforme que vous allez régler les problèmes ». Ma réponse a été « nous faisons notre part ». Pour une personne discriminée, se retrouver seule avec ses questions, est la pire des choses. Cela enferme davantage encore dans le rejet. Mais si vous savez qu’il existe des professionnels qui sont là pour vous écouter, vous donner le sentiment d’être considérés et à même de vous donner des conseils sur la manière de défendre vos droits, c’est déjà immense. Aujourd’hui, la plateforme fonctionne très bien. Parfois, les gens ne vont même pas plus loin, ils sont juste contents de savoir que quelqu’un les a écoutés. Ce besoin de reconnaissance humaine est primordial. Ce n’est pas normal qu’en 2022, les personnes transgenres se suicident sept fois plus que la moyenne des Français. C’est un drame absolu. De plus, on sait combien les personnes transgenres sont aujourd’hui éloignées de l’emploi. Face à ce constat, sensibiliser les CEO et les managers sur la réalité de la vie quotidienne des personnes transgenres constitue déjà une très grande avancée.

En amont de l’entreprise, se trouve l’éducation. Quel est le rôle des écoles, collèges, lycées et universités dans la construction d’une société plus inclusive ?

EM : L’un des rôles les plus importants de l’État est sans conteste celui qu’il peut jouer par le biais du ministère de l’Éducation nationale. Si nos enfants grandissent avec l’idée qu’il n’y a qu’une seule forme de sexualité, l’hétérosexualité, alors ils rejetteront tout ce qui semble sortir de cette dite norme ». En détricotant les stéréotypes et en combattant les idées reçues dès le plus jeune âge, en apprenant aux enfants ce que c’est que la diversité, nous n’aurons plus besoin de mettre en place des stratégies pour expliquer ce qu’est la diversité. Nelson Mandela disait « on ne nait pas en haïssant l’autre, on apprend à haïr ». De la même manière que l’on apprend à haïr, on peut apprendre à aimer. Il faut donc apprendre aux jeunes à aimer. D’abord, à s’aimer eux-mêmes. Si l’on donne à chaque jeune la possibilité de s’accepter tel qu’il est sans se poser la question de la normalité, alors une fois arrivé dans l’entreprise, le problème n’existe plus. C’est dans cette optique que Jean-Michel Blanquer a décidé de publier en septembre dernier une circulaire fixant les principes pour un meilleur accueil des élèves transgenres en milieu scolaire. Cette initiative s’inscrit dans le cadre de notre plan national d’actions LGBT+ et constitue une vraie avancée.

BS : Le sujet de l’éducation est, en effet, fondamental. Dans nos entreprises, nous formons les managers à recruter dans la diversité car, bien souvent, l’éducation a créé des biais de raisonnements dont ils n’ont même pas conscience. C’est un enjeu majeur pour les entreprises. La tolérance, la reconnaissance de l’équité dès le plus jeune âge ont des impacts immédiats sur l’inclusion en entreprise. Cela nous permettra de récupérer des managers avec moins de biais. Cela nous permettra également de réduire nos efforts en matière d’information et de sensibilisation. Pour résoudre les questions de façon durable, il faut s’en emparer au plus tôt.

Faut-il être out sur son CV ?

EM : Je ne pense pas. En effet, si une entreprise a une véritable politique d’inclusion, alors tous les collaborateurs et toutes les collaboratrices y seront acceptés. Dans une entreprise inclusive, les recrutements se font sur les compétences et les talents et non sur le genre ou l’appartenance à telle ou telle communauté.

BS : A mon sens, il ne doit pas y avoir de règle sur le fait d’être out ou non dans son CV. Si au moment du recrutement, les candidats souhaitent partager leur vie, alors ils doivent être libres de le faire. A l’inverse, celui ou celle qui ne souhaite pas en parler doit pouvoir garder sa vie privée. En clair, si une personne s’interdit de dire ce qu’elle est par peur de la réaction de son interlocuteur, il s’agit d’intolérance. La meilleure entreprise est celle au sein de laquelle celui ou celle qui pense que c’est important de dire qu’il est LGBTQI+ peut le faire. Et celui qui ne souhaite pas en parler doit être libre de ne rien dire. Corriger une obligation par une autre n’est absolument pas une solution.

Est-il plus difficile d’instaurer des actions en faveur de l’inclusion et de la diversité au sein des petites et moyennes entreprises qu’au sein des grands groupes ?

EM : Vous savez, j’ai créé ma première entreprise dans le secteur du bâtiment – un secteur très masculin – et j’avais alors 20 ans. Cela n’empêche en rien de mettre en place des valeurs. Pouvez-vous me dire en quoi il serait plus difficile pour un patron de PME de dire « dans mon entreprise, j’accepte tous les talents » ? S’engager sur des valeurs profondément humaines n’est pas plus difficile pour le patron d’une entreprise du CAC 40 que pour celui d’une petite entreprise.

BS : Je pense d’ailleurs, qu’il y a, en France, beaucoup de PME qui, comme Monsieur Jourdain, sont inclusives sans même le savoir. Elles ne communiquent pas sur ce sujet simplement parce qu’elles ne se sont jamais posées cette question !