« Si nous ne parvenons pas à créer un terrain d’acceptation des minorités de genre, alors nous aurons une dette à l’encontre des générations à venir »

« Si nous ne parvenons pas à créer un terrain d’acceptation des minorités de genre, alors nous aurons une dette à l’encontre des générations à venir »

Arnaud Alessandrin est sociologue à l'université de Bordeaux. Il codirige avec Johanna Dagorn, la revue « Les cahiers de la LCD - Lutte Contre les Discriminations ». Il est notamment l’auteur de « Déprivilégier le genre : faire contre et être (tout) contre le genre », paru aux éditions Double ponctuation en 2021. Pour Têtu·connect, il revient sur l’évolution de la place des minorités de genre dans la société.

Par Chloé Consigny

La question du genre semble avoir pris de l’ampleur au cours des dernières années dans les débats sociétaux. Comment l’expliquez-vous ? 

Les débats autour du genre sont présents en France depuis de nombreuses années. Dès la fin de la seconde guerre mondiale, des voix se sont élevées pour dénoncer les discriminations faites aux femmes et les stigmatisations induites par les marqueurs du genre féminin. Ce qui a changé, c’est que la question de genre n’est plus cantonnée à une réflexion binaire entre hommes et femmes. Le débat a évolué et s’est complexifié. Il ne s’agit plus seulement de différences de traitement de genres entre hommes et femmes, mais des discriminations à l’encontre des minorités. 

De quelle façon la notion de genre est-elle devenue diverse ? 

Sous l’impulsion de plusieurs phénomènes. Tout d’abord, les luttes féministes se sont complexifiées. Ainsi, la question féministe n’est plus l’apanage des seules femmes blanches et nous avons vu apparaitre, dès les années 1980, des mouvements de femmes racisées ou encore des mouvements de femmes portés par la communauté LGBT. A cela s’ajoute l’apparition de la notion « d’identité de genre » dans les années 1970 aux États-Unis. Cette appellation désignait alors ce qui était considéré comme une pathologie psychiatrique, une maladie nommée « transexualisme », mais qui sera récupérée par les personnes trans pour affirmer leur singularité, en dehors de toute pathologie. 

Les personnes transgenres ont d’abord été visibles lors des performances scéniques. Désormais elles sont davantage visibles dans la société. Comment expliquez-vous cette évolution ?

Il est vrai que jusqu’aux années 2010, les personnes transgenres visibles étaient des figures assez isolées qui s’affichaient à l’occasion de performances artistiques ou de rares reportages. Depuis une décennie, les personnes transgenres deviennent visibles en dehors des champs artistiques et évènementiels. Les réseaux sociaux sont pour beaucoup dans cette évolution. Ils ont en effet permis aux personnes trans de se regrouper en communauté et de diminuer la charge d’une pathologie. Avec le développement des réseaux sociaux, les personnes transgenres ont eu la possibilité de donner à voir leur réalité, de s’afficher telles qu’elles sont et de constater qu’elles ne sont pas seules. Via les réseaux, elles sont devenues des modèles pour des personnes qui, jusqu’alors, n’osaient pas s’affirmer. 

Quelle est la part des transgenres dans la population ?

Les sondages médiatiques ne correspondent pas à la réalité telle qu’observée par les études sociologiques. Si, selon certains médias, 22 % des jeunes se disent trans ou non binaires, la réalité est différente. Par exemple, pour les personnes intersexes, nous sommes entre 1 et 2 % de la population. Au sein des LGBT, la proportion est un plus élevée. On estime ainsi à 18 % la part des personnes queer, transgenre, agenre ou gender fluid parmi les moins de vingt cinq ans.  Au sein de l’ensemble de la population, ce pourcentage est de l’ordre de 1 à 2 %. Néanmoins, qu’il s’agisse de 22 % ou de 2 % d’individus au sein de la population, la question reste la même : comment une société peut-elle inclure des identités qui ne peuvent plus être tues ? L’argument qui consiste à dire que ce n’est qu’un phénomène de mode qui passe avec le temps n’est simplement pas tenable. 

Cette inclusion passe-t-elle par une réflexion sur l’école* et les espaces publics ? 

L’école a en effet son rôle à jouer. En la matière, nous voyons poindre des améliorations : une circulaire de 2021 permet désormais à un élève de modifier son prénom d’usage avec l’accord de ses parents. Les institutions classiques telles que l’école ou encore la famille sont en première ligne. Le fait d’être une minorité a des impacts psychologiques sur la personne concernée. Les institutions du quotidien doivent être en capacité d’accueillir les minorités de genre. L’espace public, la santé ont également un rôle à jouer en se montrant ouverts à toutes et à tous et en leur donnant à voir qu’elles y ont leur place. 

La génération qui vient semble plus apte à s’affirmer que les générations précédentes. Est-ce une réalité ? 

Tout à fait, les jeunes générations n’hésitent plus à faire part de leur désaccord vis-à-vis des normes de genre. Par exemple, en réponse à la psychiatrie qui utilise le terme médical de « dysphorie de genre », ils affichent leur « euphorie de genre » en revendiquant leur non-binarité. Cette affirmation est aussi permise par la multiplication des allié·es, des témoins, des proches, qui luttent à leurs côtés contre les discriminations. Ainsi, en cas de stigmatisation, de violence, les personnes transgenres sont de moins en moins isolées. Cependant, cela ne concerne pas tous les jeunes. En effet, il existe des zones géographiques, des catégories sociales où afficher sa différence reste très difficile.  Il faut bien avoir à l’esprit que dans certains secteurs, l’homophobie est encore une réalité. On imagine alors les difficultés rencontrées dans ces milieux par les personnes trans ou non binaires. 

Dans votre ouvrage « Déprivilégier le genre », vous parlez de la « dette de genre », pouvez-vous nous expliquer ce que recouvre ce concept ? 

Je parle de dette de genre, en référence à la dette écologique. Si nous ne parvenons pas à créer un terrain d’acceptation des minorités de genre, alors nous aurons une dette à l’encontre des générations à venir. Nous ne devons pas léguer aux prochaines générations les difficultés que nous avons-nous même rencontrées. 

Cette année, le pronom iel a fait son entrée au Petit Robert. Faut-il y voir un changement majeur de paradigme en France ? 

Cette entrée du pronom iel au Petit Robert est particulièrement intéressante. En France, dans les faits, le pronom iel est très peu utilisé. Lorsqu’un dictionnaire ajoute la définition d’un mot peu usité, c’est souvent parce qu’il s’agit d’un terme très technique ou d’un mot rare et ancien. Dans le cas du prénom iel ce n’est pas du tout le cas. C’est donc un choix politique que fait le Petit Robert en ajoutant à son dictionnaire ce pronom. 

*Rendez-vous le 14 avril pour le webinaire têtu·connect « être LGBTQI+ dans les métiers de l’éducation »