Est-il possible de transformer les obligations européennes - opaques et complexes - en véritables leviers d'inclusion et de performance pour les entreprises ?
Par Fabiola Dor
Le vocabulaire peut sembler technique. Mais la CSRD (Directive relative à la publication d’informations en matière de durabilité par les entreprises), ce n’est pas uniquement le jargon des professionnel·les de la finance ou des expert·es RSE ! Adoptée fin 2022 par le Parlement européen, cette directive oblige les organisations à être plus transparentes sur leurs impacts sur la planète, sur les personnes, et sur leur façon de gouverner.
En gros, faire du chiffre, c’est bien, mais les entreprises doivent aussi prouver qu’elles agissent pour le bien commun, pas juste pour leurs actionnaires. La CSRD prévoit plus de visibilité sur les pratiques RH, l’égalité salariale, le bien-être des salarié·es, l’inclusion des personnes en situation de handicap et la parité dans les conseils d’administration. Des mesures qui semblent nécessaires. Cependant, après trois années de réajustements, la loi Omnibus du 26 février 2025 devrait simplifier le reporting. Et pour couronner le tout, le 3 avril 2025, le Parlement européen a voté le dispositif Stop the Clock, qui suspend le calendrier des réformes.
Contexte mondial
Moins d’obligations, moins d’urgence, c’est aussi l’inquiétude que certains sujets comme l’inclusion ou les droits des personnes LGBTQI + passent à la trappe. Dans sa version initiale, la CSRD était déjà très succincte en matière de D&I, les entreprises ayant toute la latitude pour cocher “non applicable” sur les items les moins mesurables.
À cela s’ajoute désormais une volonté forte de simplification, poussant à adopter une approche plus pragmatique, “surtout dans un contexte géopolitique mondial où la DEI est en recul”, analyse Julien Nizri, directeur général d’AFNOR Certification.
Faut-il s’inquiéter pour les salarié·es LGBT+ ? Vider la CSRD de sa substance, c’est prendre le risque de rendre invisibles ces réalités. Même avec la bonne volonté, sans obligation d’avoir une stratégie claire sur les discriminations, le harcèlement, l’égalité de traitement ou la visibilité des personnes LGBTQI +, il devient impossible de construire des politiques efficaces pour garantir des environnements de travail safe. Pas négligeable, d’autant que 28 % des personnes LGBTQI + déclarent avoir été victimes d’au moins une agression LGBTphobe sur leur lieu de travail, selon le Baromètre L’Autre Cercle – IFOP 2024.
Recul ou sabotage ?
Pour Olivier Guérin, chargé de plaidoyer chez Reclaim Finance, une ONG qui milite pour une finance durable, cette simplification risque de conduire à “une perte d’ambition”. L’idée était de créer un cadre de reporting européen commun avec des indicateurs extra-financiers pour comparer les entreprises et identifier leurs axes d’amélioration. “Le report de la directive CSRD est regrettable, renchérit Philippe Vachet, Directeur Général de l’agence LUCIE, spécialisée dans la RSE. Plutôt que de repousser son application, il aurait été préférable de mieux accompagner les organisations pour les aider à comprendre les exigences”.
Concrètement, qu’est-ce ça change ?
L’obligation de publier des informations sur la durabilité (CSRD) est repoussée à 2028 au lieu de 2026. Un report de deux ans pour les grandes entreprises qui dépassent deux des trois critères suivants : plus de 250 salariés, plus de 50 millions d’euros de chiffre d’affaires, ou 25 millions d’euros de total de bilan. Les PME cotées seront concernées à partir de 2029.
La directive sur le devoir de vigilance (CS3D – Corporate Sustainability Due Diligence Directive) adopte le même calendrier, avec une entrée en vigueur en 2028 au lieu de 2027. “C’est quand même dommage de reculer sur une règle qui pousse les entreprises à respecter les droits humains et l’environnement, tout au long de leur chaîne de valeur”, déplore Sarah Cerange, responsable communauté chez B Lab France, l’ONG qui certifie l’impact social et environnemental des entreprises via le label B Corp.
Même déception du côté d’Olivier Guérin, qui pointe la réduction du nombre d’entreprises concernées. Avec la directive Omnibus, on passe de 50 000 à 11 500 entreprises ciblées. Désormais, seules celles qui comptent plus de 1 000 salarié·es et réalisent plus de 50 millions d’euros de chiffre d’affaires sont concernées. “Ce recadrage exclut des milliers d’entreprises qui pourraient, elles aussi, jouer un rôle clé dans la transition”, estime-t-il.
Trop flou
Ce recul ne fait qu’augmenter la cacophonie réglementaire. Tout reste flou. “Personne ne sait combien de data points vont être supprimés, et c’est ça qui inquiète. L’urgence, elle, est bien là !”, s’agace Olivier Guérin. Et de constater : la CSRD impose un plan de transition, mais la loi Omnibus supprime l’exigence de “mise en œuvre”. “On passe donc d’une obligation de stratégie d’entreprise à une simple obligation de publication”, déplore l’expert. Pour lui, cette simplification ressemble surtout à une déclaration d’intention. Rien de plus.
Trop théorique
Les avis sont mitigés. Cabinet de conseil engagé dans la transition durable, KeekOff est plutôt favorable à la simplification des ESRS (European Sustainability Reporting Standards – Normes européennes d’information en matière de durabilité). D’après les retours de ses clients, le texte actuel est jugé trop complexe, trop théorique. “Même avec la meilleure volonté, les entreprises ne savent pas toujours par où commencer sur des sujets comme la biodiversité ou la gestion durable de l’eau”, observe Marion Letorey, cofondatrice du cabinet. Elle parle d’un vrai fossé d’interprétation.
Voir le verre à moitié plein
Un dernier point fait l’unanimité : conserver la matrice de double matérialité. Cette méthode de reporting analyse deux axes essentiels : l’impact de l’environnement et de la chaîne de valeur sur l’entreprise, et inversement, l’impact de l’entreprise sur l’environnement et la chaîne de valeur. Et même si la CSRD reste complexe (et un peu coûteuse au départ), cela peut devenir “un vrai levier business à utiliser pour dénicher des appels d’offres et booster la marque employeur”, souligne Marion Letorey. Un véritable avantage concurrentiel… à condition de ne pas tomber dans le washing.
Prochaines étapes de la saga CSRD ? D’ici le 15 avril, l’EFRAG (European Financial Reporting Advisory Group), conseiller de la Commission européenne en charge des normes extra-financières, doit dévoiler son calendrier et son plan de travail pour proposer des normes ESRS simplifiées d’ici au 31 octobre 2025. Affaire à suivre !