Deuil, accident, burn out, cancer, discrimination, harcélement : les événements traumatisants de la vie personnelle ne sont pas sans incidences sur la sphère professionnelle. têtu·connect est allé à la rencontre des salarié·es relatant leur expérience d’un moment bouleversant qu’ils ont pu traverser avec l’aide, ou non, de leur entreprise.
Par Marie Roy
« L’entreprise pour laquelle je travaillais depuis quatre ans a été assez nulle dans cette histoire », pose d’emblée Lucile*, 32 ans, réalisatrice. Il y a deux ans, la jeune femme s’est blessée au genou en faisant du sport. Le résultat a été la prescription d’une opération et une rééducation nécessitant un congé maladie de plusieurs semaines « Le problème, c’est que j’avais le statut d’intermittente et que les critères pour obtenir un congé sont quasiment impossibles à avoir. Je n’en ai donc pas eu. »
La jeune femme raconte que le fait de ne pas pouvoir bénéficier d’un congé maladie est déjà un bouleversement, mais que le plus choquant est finalement la réaction de son producteur : « Même sans arrêt officiel, il fallait que je fasse une pause pour l’opération, puis, afin de réapprendre à marcher. Quand j’ai annoncé cela à mon producteur, il m’a répondu –et il me l’a dit plusieurs fois par la suite- qu’il faudrait que je continue à travailler. Parce qu’après tout, je pouvais quand même écrire des dossiers, commencer à passer des coups de fil et à me documenter pour de futurs tournages. »
Prendre conscience de ses limites
Si Lucile a vécu une mauvaise expérience, il existe aussi des cas inverses, comme celui de Pascal Rossignol, pour qui la réaction de son supérieur a été bénéfique à sa guérison. Pascal est photojournaliste indépendant mais ne collabore quasiment que pour l’agence de presse Reuters. Il y a quelques années, Pascal fait un burn out. Quelques jours après le diagnostic, il décide d’en parler à son supérieur : « J’ai eu mon chef au téléphone et je lui ai expliqué la situation. je lui ai dit que j’étais à bout, que je n’en pouvais plus. Après la conversation, j’ai reçu un texto me disant « Pascal, on a besoin de toi, tu mets un mois, deux mois, tu mets le temps qu’il faut, mais tu nous reviens en forme » ». Pour le photoreporter, ce message est un soulagement.
Plus tard, il revoit son chef et réussit à lui dire que son burn out vient aussi de sollicitations trop fréquentes de l’agence pour aller sur le terrain, notamment sur des sujets lourds sur le plan émotionnel (attentats, jungle de Calais…). Depuis cette mise au point, les choses vont beaucoup mieux : « Mon chef me connaît très bien et il est attentif à moi et à ma santé. Finalement, c’est lui qui me freine, car j’ai du mal à dire non. »
De l’importance des allié·es
Cadre dans une grande banque française, Jimmy se souvient encore de ce qu’il a traversé il y a quinze ans. « Il faut bien avoir à l’esprit qu’à l’époque, les départements Diversité & Inclusion n’existaient pas, même au sein des grands groupes. L’homophobie en entreprise n’était pas réellement condamnée ». Deux années durant, il subit le harcèlement de sa supérieure hiérarchique, une femme qui, pour des raisons religieuses, n’est pas capable de travailler avec une personne homosexuelle. Discriminé en raison de son orientation affective, il alerte son service RH. Des alertes peu suivies. L’aide viendra finalement de ses collègues et d’une personne en particulier. « J’avais au sein de mon équipe une véritable alliée. C’est finalement lorsque celle-ci est tombée malade, soit deux années après le début des faits, que j’ai osé m’exprimer. Un lundi matin, j’ai tapé du poing sur la table en demandant à ce que la situation soit résolue avant la fin de la semaine. C’était peut-être un peu radical, mais c’était nécessaire ». Résultat : le vendredi, la manager est placardisée, tandis que les sept personnes de l’équipe retrouvent un nouvel encadrant. Un mois plus tard, Jimmy se voit proposer le poste de manager. « Cet épisode a été compliqué car je devais expliquer mon histoire. C’était finalement une succession d’outings. Aujourd’hui, une telle situation aboutirait à une mise à pied ou à un renvoi. A l’époque c’était géré par une mise à l’écart. »
Savoir dire non
Anne* atteinte d’un cancer en 2017 doit s’arrêter durant quelques mois, le temps de faire son traitement, qui comprend de la chimiothérapie. « À ce moment-là, mon entreprise a été super, j’ai reçu des textos d’encouragement, mes collègues ont pris régulièrement de mes nouvelles », se rappelle Anne.
De retour, elle reprend en mi-temps thérapeutique : « Il faut savoir que quand on revient d’une chimiothérapie, le corps est épuisé. Le mental aussi. C’est vraiment un combat de tous les jours que de venir travailler », précise Anne. Elle se souvient également qu’au moment de reprendre, la responsable des ressources humaines lui indique qu’elle peut demander à être véhiculée en taxi pour les jours en présentiel, ce que l’assistante de direction apprécie.
Mais quelques semaines plus tard, la donne change : la personne qui a remplacé Anne pendant son absence et qui était ensuite restée pour compléter son mi-temps thérapeutique part pour un nouveau poste. Ce départ étant inattendu, Anne se retrouve avec une charge de travail plus importante. « La responsable ressources humaines me voyait faire des heures supplémentaires et me disait de rentrer chez moi. Le problème c’est qu’il y avait trop de travail et que pour tout faire, j’étais bien obligée d’allonger mes horaires. »
Constatant que de toute façon, son temps de travail était plus conséquent qu’initialement prévu, Anne décide de passer à 80 % « pour au moins être payée en rapport du temps travaillé ». Avec du recul, Anne explique : « J’aurais dû dire non, expliquer que j’étais encore fatiguée. Mais mon chef m’avait fortement encouragé à accepter cette charge de travail supplémentaire. Et moi, j’avais envie de bien faire, donc j’ai dit oui. »
Pour l’assistante de direction, le problème réside dans la méconnaissance de l’entreprise de ce qu’est un cancer : « L’entreprise le prend en compte le premier mois et après, c’est fini. C’est comme si j’avais été malade que durant mon absence et qu’en revenant j’étais totalement guérie. Mais ça ne se passe pas comme ça dans la réalité, il faut beaucoup de temps pour récupérer. » Après un silence de quelques secondes, elle tempère : « Mais c’est vrai que j’ai aussi donné le change en acceptant. J’avais envie de reprendre et de travailler à nouveau ».
Un accompagnement plus difficile sur le temps long
En 2014, Pascaline de Broissia, directrice dans une entreprise du secteur du luxe, perd soudainement son frère. Durant les premières semaines qui suivent, la hiérarchie et la DRH lui témoignent du soutien. « Je me rappelle m’être dit que j’avais de la chance d’avoir cet entourage ». Car le deuil n’est pas sans conséquences pour Pascaline qui se retrouve « avec moins de résistance physique et sans doute moins de concentration.»
Mais deux mois plus tard, la trentenaire se trouve contrainte à un retour à la normale : « Mon manager m’a remis la même pression qu’avant le décès, il fallait que je sois aussi productive qu’avant. » Pascaline n’est pourtant pas remise. Le malaise persiste durant les mois qui suivent, jusqu’à créer un décalage menant Pascaline à présenter sa démission. La question que pose le cas de la jeune femme, mais également d’Anne, est l’impossibilité, pour une entreprise, dont la mission est d’être performante, d’accompagner sur le temps long : « Je voulais bien faire, l’entreprise aussi, mais nous n’y sommes pas parvenu. Les torts sont partagés, je n’ai pas communiqué sur mon mal être. Et pour l’entreprise, au bout de deux mois, il fallait passer à autre chose. Pour elle, mon deuil était terminé et je devais redevenir aussi performante qu’avant. »
Pourtant, une prise en compte de ce genre d’événements sur le temps long présente un véritable enjeu pour les entreprises, comme en témoigne une étude d’Automatic Data Processing datée de 2018 et intitulée Révélez vos talents, montrant que deux tiers des Français (65%) affirment que leur vie privée a des conséquences sur leur performance professionnelles.
*Les noms ont été modifiés pour des questions d’anonymat