En février 2017, la maison Francis Kurkdjian intègre le groupe LVMH. Francis Kurkdjian et Marc Chaya, les deux fondateurs, rejoignent alors le groupe apportant avec-eux leur savoir-faire, leur passion pour le made in France, leur goût du beau et leurs engagements. Des engagements entre autres portés par une convictions forte : celle qu’en matière de prévention VIH/Sida et de lutte contre l’homophobie et la sérophobie, l’entreprise joue un rôle essentiel. Rencontre avec Marc Chaya, co-fondateur, CEO et Président de la Maison Francis Kurkdjian.
Par Chloé Consigny
L’histoire de Marc Chaya est une histoire de confrontations avec l’injustice. « Je pense que mon engagement a débuté à mon adolescence. J’étais dans une école catholique au Liban, pays où les gays étaient considérés comme des parias de la société. C’est à cette époque qu’est apparue la pandémie de sida. Je prenais alors conscience d’une double discrimination : celle d’un entourage qui imposait une chape de béton sur mon homosexualité et celle de la société qui associait le VIH à une punition divine à l’encontre de la communauté gay», annonce-t-il en préambule. Son engagement, loin de le quitter avec le temps, se renforce avec les années. A l’âge de 20 ans, il rejoint la France pour y faire ses études supérieures. L’occasion de pouvoir « vivre pleinement mon identité ». Une liberté relative, puisque sa passion pour les arts, l’architecture, la danse et pour l’ensemble des métiers de la création doit alors être mise en second plan. « Pour mon père, les arts doivent rester dans le domaine de la vie personnelle. En bon libanais, j’avais le choix entre devenir médecin, avocat, ingénieur ou financier. La finance étant le secteur qui me laissait le plus de portes ouvertes, j’ai choisi de devenir financier », explique-t-il. Son diplôme de l’EM Lyon en poche, il souhaite rester en France. Impossible cependant d’obtenir une carte de séjour lorsqu’il décroche un premier emploi en contrôle de gestion dans une grande maison d’édition. Pour pouvoir rester en France, il reprend ses études. La solution viendra de l’association AIDES qui, malgré son visa étudiant, l’embauche en qualité de contrôleur de gestion. « Durant trois mois, AIDES m’accompagne dans mes démarches et j’obtiens mon titre de séjour. Ma situation professionnelle est ensuite régularisée : le salaire que m’avait versé l’association en liquide est transformé en welcome bonus ». Cinq années plus tard, il est naturalisé français.
Activisme revendiqué
A partir de ce jour, il « devient un soutien indéfectible de AIDES ». « Ayant connu la guerre au Liban et ayant dû faire face à un aspect très sombre de notre humanité, je pense que mon passage chez AIDES a été un tournant. Cette expérience aux côtés de militantes et militants qui dédient leur talent à accompagner les personnes séropositives et à lutter sans relâche contre les ravages de la pandémie m’a confirmé que l’être humain pouvait être bien meilleur que ce que j’avais pu constater lors de mon enfance et de ma jeunesse ». Depuis cette période, il s’engage en faveur de la prévention, de la sensibilisation, de l’information et de la lutte contre le VIH/Sida.
Il conserve néanmoins son « ambition libanaise » et ne résiste pas à l’appel du cabinet EY qui le chasse quelques mois après son entrée chez AIDES. « J’ai démissionné de mon emploi à AIDES au bout de huit mois mais, finalement, je n’ai jamais quitté l’association en tant que volontaire. A 25 ans je fais partie de son comité finance, à 29 ans je suis élu trésorier et quelques années plus tard je confonde LINK, un fonds de dotation contre le VIH/Sida dédié au financement des actions de AIDES, avant d’en devenir co-président en 2020 ». Fondé en 2010, LINK a permis de récolter plus de 4,5 millions d’euros au profit de AIDES et projette de récolter près de 450 000 euros pour l’année 2022. Il permet notamment à des dirigeants d’entreprises et des personnalités de la vie artistique ou politique qui « n’ont pas le temps d’être sur le terrain, de s’engager en faveur de la lutte contre la propagation du virus ». Les fonds récoltés sont destinés au financement de centres de santé sexuelle ainsi qu’à la mise en place d’opérations de dépistage et de lutte contre la sérophobie. Le fonds ambitionne à travers l’Association Aides d’organiser des cessions de prévention et d’éducation à destination des salariés, dans une démarche de RSE. « Aujourd’hui encore la discrimination à l’égard des personnes séropositives est une réalité en France. La première discrimination est la peur accompagnée du rejet affectif que subissent les personnes séropositives de la part de leurs partenaires une fois leur statut dévoilé. Celle-ci n’est absolument pas légitime puisqu’une personne sous traitement ne transmet pas le virus. L’autre discrimination concerne la vie sociale de ces personnes. Par exemple, une personne séropositive n’a pas accès au crédit aussi facilement et dans les mêmes conditions qu’une personne séronégative. Il est de fait plus difficile de démarrer dans la vie en se constituant un patrimoine. Enfin, cette peur d’être rejeté et de passer en marge de la société après avoir découvert sa séropositivité peut pousser certaines personnes concernées à ne pas se faire dépister. Une personne séropositive non dépistée n’est pas mise sous traitement et porte un risque de contamination fort pour ses partenaires », explique-t-il.
Aujourd’hui en France, 30 % des nouvelles contaminations concernent des femmes, 70 % des hommes. « Si la population gays reste concernée, néanmoins, on constate que de plus en plus de personnes jeunes hétérosexuelles sont confrontées à cette pandémie. D’où l’importance de la poursuite et de l’élargissement de la sensibilisation et du dépistage. Selon l’ONU SIDA, il est possible d’éradiquer la pandémie d’ici 2030. C’est donc un objectif atteignable mais il subsiste des freins. Les deux principaux étant l’homophobie et la sérophobie. Pour combattre ces primitivismes, il faut de l’activisme », assure-t-il.
Changement de décor
Un activisme qu’il ne mettra jamais sous silence même si au sein du cabinet EY, l’environnement est très différent. « Il faut bien imaginer ce qu’était à l’époque un cabinet tel qu’EY. J’étais entouré d’hommes blancs hétérosexuels et très souvent diplômés des mêmes écoles. Les rares femmes présentes adoptaient toutes des postures très masculines. Cela a fort heureusement changé depuis ». A l’époque, il se fait discret. « Mes collègues connaissaient mon engagement associatif. Je ne cachais pas mon orientation affective, mais je ne l’affichais pas non plus ». Très vite, il gagne en responsabilités. A 32 ans, il est nommé responsable mondial des marchés Télécoms et devient ensuite associé de la firme. « Au moment de ma nomination, il y a eu des discussions afin de savoir si, en tant que gay, il était possible que j’accède à de telles responsabilités. Fort heureusement, deux senior partners ont refusé de participer à cette discussion et ont même menacé de quitter la réunion si ce sujet revenait sur la table. Que mon orientation affective et sexuelle entre dans ce débat m’a profondément heurté. Comment peut-on questionner les capacités d’un homme ou d’une femme au regard de son identité ? ». De cette expérience, il conservera une volonté farouche de créer des équipes diverses. « Au sein de la Maison Francis Kurkdjian, nos équipes sont notre richesse. Je suis d’origine libanaise, Francis est d’origine arménienne. Nous sommes tous deux convaincus que sans diversité il n’y a pas de création possible. Le monde est un territoire de liens et c’est la richesse de nos équipes qui permet de nourrir notre écosystème créatif ».
L’entreprise au cœur de l’inclusion
Pluri potentiel, il fonde en parallèle de son emploi chez EY une entreprise de promotion immobilière et en 2003, il rencontre Francis Kurkdjian lors d’un diner chez un ami commun. Un véritable « coup de foudre amical » qui s’accompagne à nouveau de l’envie de réparer une injustice. « Très peu de gens le savaient mais Francis Kurkdjian est le créateur du mâle de Jean-Paul Gaultier. C’est à lui également que l’on doit Green Tea d’Elisabeth Arden et un très grand nombre de parfums à succès, mais personne ne connaissait son nom. Nous avons d’abord collaboré plusieurs années alors que j’étais chez EY, en vue de remettre le parfumeur sur les devants de la scène et j’ai quitté EY en 2009 pour fonder avec Francis Kurkdjian une maison de parfum éponyme, avec l’ambition de remettre le génie créatif au coeur de tout et le marketing au service de la création. » En intégrant LVMH, la maison Francis Kurkdjian se rapproche de son idéal : « LVMH est un grand groupe français qui s’emploie à recruter les plus grands talents à travers le monde. Ce n’est pas un ensemble de business units intégrées mais une constellation d’entrepreneurs et de maisons indépendantes », explique-t-il. Aux commandes de sa maison, il conserve sa même liberté de ton et participe à la création de l’ERG All Pride LVMH en 2022. Et de conclure : « le rôle de l’entreprise et de la direction générale est de créer un environnement inclusif bienveillant et ouvert afin que toutes et tous s’y sentent totalement accueillis et libres d’aborder des sujets relatifs à sa santé et à son orientation sexuelle. L’ERG peut également jouer un rôle important en tant que relai de prévention. Nous passons l’essentiel de notre temps au travail. L’entreprise doit participer aux progrès de l’inclusion. Elle joue aussi un rôle de réparation auprès de personnes qui se sentiraient injustement mises à l’écart de la société ».