La visibilité au travail, c’est du boulot !

La visibilité au travail, c’est du boulot !

Parce qu’elles doivent, à la fois, surmonter des barrières liées à leur statut de femme et à leur orientation sexuelle, les lesbiennes demeurent très souvent absentes des réseaux d’entreprises et des postes à responsabilité. Une invisibilité qu’ont tenté d’analyser les participant·e·s au dernier Webinar Têtu Connect.

Par Stéphanie Gatignol

« La lesbienne est une femme comme les autres… » Derrière la banalité qu’elle semble énoncer, Catherine Michaud résume, à sa façon, une réalité du monde du travail : au sein des entreprises, ces dernières reproduisent les réflexes de leur sexe et restent cruellement absentes des positions de direction. A 37 ans, la cofondatrice du réseau français Pride chez BNP Paribas (réseau professionnel LGBT+ et allié·e·s) voit, d’abord, dans cette situation « un problème de posture de base dans la société, de mauvaises traditions qui veulent que Papa gagne plus et va chercher les responsabilités tandis que Maman, même si elle travaille, est plutôt affectée à tenir la maison. » En charge du réseau des femmes chez ENGIE, Elisabeth Richard veut motiver ses semblables à ne pas se contenter des bons points et des images. « Nous sommes de trop bonnes élèves. Nous ne demandons pas, nous ne réclamons pas, nous ne nous mettons pas en situation de visibilité. Nous pensons qu’en travaillant bien, cela suffira. Et combien avons-nous de représentantes à la tête du CAC 40 ? Une seule* ! »

Ancien directeur international du recrutement chez L’Oréal où il a passé plus de 17 ans, François de Wazières est persuadé que « le modèle macho, normé, autoritaire du XXème siècle » est obsolète. Président de la structure de conseil en management W Corporation depuis 2016, il s’attache à accompagner les entreprises vers un leadership plus équilibré. Mais lui aussi constate la position de repli des filles. « Elles souffrent de syndromes d’imposture beaucoup plus forts que les hommes. Elles ont du mal à se définir comme puissantes pour reprendre le titre du livre de Léa Salamé. Dans les séminaires que j’anime, lorsqu’on demande à l’assistance quels sont les participant·e·s qui ont de l’ambition, elles ne lèvent jamais la main.» Catherine Michaud enfonce le clou. « Face à un poste, une femme va s’interroger. Aura-t-elle les compétences requises ? Sera-t-elle à la hauteur ? Un homme, lui, va le prendre tout de suite et… même essayer de repérer s’il n’y a que cette opportunité dans son périmètre ! »

Retour à la case… placard

A ces inhibitions propres au sexe « faible » s’ajoute un autre facteur de blocage chez les lesbiennes : la peur de subir une double discrimination.

A ces inhibitions propres au sexe « faible » s’ajoute, selon elle, un autre facteur de blocage chez les lesbiennes : la peur de subir une double discrimination. « La notion de pouvoir s’accompagne souvent du sexisme ordinaire. Une fois que la femme lesbienne s’est coltinée les remarques sexistes, elle n’a pas envie de se colleter avec des réflexions lesbophobes ». Présidente du mouvement Gay Lib, conseillère d’arrondissement du Mouvement radical à Paris de 2014 à 2020, Catherine Michaud confie qu’elle-même n’a pas toujours réussi à dépasser ses craintes. Il y a une douzaine d’années, lorsqu’elle a intégré BNP Paribas où elle est aujourd’hui responsable d’équipe, la jeune recrue a préféré taire son orientation sexuelle. « J’arrivais dans un milieu bancaire dont je pensais qu’il pouvait être un peu traditionnel, conservateur, et je me suis imposée mes propres freins. Est-ce que j’allais valider ma période d’essai ? Allais-je être intégrée, jugée sur mon travail, sur mes performances individuelles ou collectives ou sur ma vie privée ? Quid des rumeurs ? »

Selon l’étude sur l’inclusion des LGBT+ en entreprise publiée en octobre 2020 par le Boston Consulting Group, seuls 51 % des gays déclaraient avoir joué carte sur table auprès de presque tou·te·s leurs collègues. Chez les lesbiennes, ce pourcentage tombait à 37 %.

Selon l’étude sur l’inclusion des LGBT+ en entreprise publiée en octobre 2020 par le Boston Consulting Group, seuls 51 % des gays déclaraient avoir joué carte sur table auprès de presque tou·te·s leurs collègues. Chez les lesbiennes, ce pourcentage tombait à 37 %. Signe d’une régression de la confiance placée dans leur environnement professionnel, les deux chiffres étaient en recul par rapport à 2018 où les premiers étaient 57 % à se dire « totalement out » et les secondes 43 %.

A l’image de Catherine Michaud, certain·e·s étudiant·e·s qui ont opté pour la transparence durant leurs études, retournent à la case placard lorsqu’ils décrochent leur premier job. Spécialiste des solutions de mesure chez Google France, Marine Arcolle, 28 ans, se réjouit d’avoir toujours bénéficié d’un cadre favorable pour pouvoir être visible, que ce soit chez son actuel ou son précédent employeur, une agence data. Pour autant, celle qui a pris la responsabilité du réseau Pride chez Google France, comprend les réticences. « La peur et l’envie de se cacher existent déjà avant la vie active. Mais si vous rencontrez de l’hostilité durant vos études, elle ne vous empêchera pas de vous faire des amis et/ou d’obtenir votre diplôme. Dans le contexte professionnel, ses conséquences peuvent se manifester à beaucoup plus long terme, vous porter préjudice pour décrocher un job, une promotion, entraver l’avancée d’un projet etc.»

Stratégie payante

Elle, a décidé d’annoncer la couleur dès ses entretiens d’embauche, préférant « ne pas travailler pour une boîte ou pour une équipe avec lesquelles cela pourrait poser problème ». L’atout principal de cette stratégie ? « Me libérer de la charge mentale de la dissimulation, créer des relations sincères avec mes collègues et un climat de confiance qui va non seulement me permettre de m’épanouir, mais aussi de donner le meilleur de moi-même ». Cette attitude peut-elle devenir un atout pour une candidate ? Être interprétée comme l’expression de sa détermination, de son tempérament ? « Moi, elle m’a plus servie que desservie. Mes RH et managers l’ont perçue comme un acte de courage, estime Marine. C’est pour cette raison que j’incite d’autres personnes à créer ce cercle vertueux, mais je sais que tout le monde n’a pas ma chance.»

Catherine Michaud parle d’une erreur quand elle évoque son camouflage passé et exhorte les jeunes diplômé·e·s à ne pas l’imiter. « L’énergie déployée pour répondre à un appel personnel ou pour trouver les tournures de phrases qui permettent de cacher ce que l’on est lors des discussions autour de la machine à café est invraisemblable ! Sortez du placard, vous n’en serez que plus heureux·ses, plus épanoui·e·s, plus efficaces. C’est une source de bien-être et de performance.» Mais force est de constater que, même dans les entreprises les plus inclusives, les lesbiennes restent dans l’ombre. « Chez BNP Paribas, lorsque nous avons cofondé Pride France, j’étais la seule au sein du bureau, explique-t-elle. Les années passant, quelques autres m’ont rejointe, mais elles demeurent très peu nombreuses sur les différents évènements que nous organisons ». Comment mieux parler à ces invisibles ? Comment les convaincre et leur donner envie de pousser la porte des réseaux ? Pride France a opté pour des évènements qui leur sont dédiés, jusqu’ici orientés vers la culture. Le réseau a organisé une soirée d’échanges autour de Constance Debré et de son roman autobiographique Play Boy dans lequel l’avocate fait un récit crû de ses amours homosexuelles. Elle a proposé du théâtre avec une version lesbienne d’Anna Karénine. Le 8 mars est programmée une rencontre en « visio » avec la comédienne du spectacle La Folle et inconvenante histoire des femmes. « Ce n’est pas la solution miracle, estime la cofondatrice, mais on voit la différence. »

Respirer et… inspirer

Marine Arcolle insiste, de son côté, sur le pouvoir des figures inspirantes qui assurent dans leur vie professionnelle, tout en assumant leur orientation sexuelle. Citant volontiers la chanteuse Angèle et sa compagne l’humoriste Marie Papillon, elle dit se reconnaître en « ces lesbiennes ambitieuses, qui ont un projet de maternité et vivent leur couple tel que je vis le mien. Mais c’est la première fois en 28 ans… » Pour que les générations à venir n’aient pas à attendre aussi longtemps pour trouver des références, elle n’hésite pas à inciter les juniors à créer l’émulation et à embarquer les copines. « On pense souvent qu’il faut avoir prouvé des choses et passé un certain âge pour pouvoir être rôle modèle. L’exemple de la militante écologiste Greta Thunberg démontre le contraire ». Au-delà de son propre intérêt à jouer cartes sur table, elle pense à ce que d’autres peuvent en retirer. « Quand je suis arrivée chez Google il y a trois ans, les lesbiennes out se comptaient sur les doigts de la main. Aujourd’hui, nous sommes une quinzaine. Ma visibilité a participé au fait que d’autres prennent la parole.» L’an passé, la jeune femme a été distinguée par L’autre cercle qui salue des rôles modèles LGBT+ et alli·é·es. à travers quatre catégories : Dirigeant·e·s LGBT+, Dirigeant·e·s Allié·e·s, Leaders et Jeunes Diplômé·e·s). Dans la lignée d’OUTstanding au Royaume-Uni, cette association veut valoriser des profils dont le succès professionnel, le parcours de vie, les valeurs ou le rôle social peuvent être considérés comme des exemples positifs pour la communauté. Et démontrer que l’on peut réussir dans son job, quelles que soient son identité ou son orientation. Signe encourageant : de la première édition en 2019 à la deuxième, les femmes sont passées de 25 à 40 % dans le tableau des lauréat·e·s…

S’assumer et se révéler

Même s’il regrette que la tradition des rôles modèles demeure très anglo-saxonne, François de Wazières ne manque pas de saluer la présence de l’ex directrice de Lancôme, Sue Y.Nabi, à la tête de Coty, le géant américain de produits de beauté et de soin. Couronnant un parcours exceptionnel, sa nomination à l’été 2020 lui semble porteuse d’espoir. « Je suis positivement bluffé de voir qu’un groupe aussi important a nommé une femme trans, née en Algérie, au poste de directrice générale. Il faut que de telles personnes puissent partager leur expérience et montrer que l’on n’est pas obligé de devenir un mec pour accéder au premier cercle !» La mise en lumière de « locomotivantes » peut constituer l’un des leviers qui permettront aux femmes en général et aux lesbiennes en particulier, de viser haut. Mais le consultant en voit d’autres. « Les directions générales doivent se mobiliser sur le sujet en s’engageant sur la mixité et comprendre que les femmes ne sont pas limitées aux fonctions de DRH ou DirCom. Il faut aider ces dernières à oser, à briser l’auto-censure, à s’affirmer en ambition, même si ce terme est un gros mot pour beaucoup d’entre elles. Qu’elles la revendiquent et pas seulement de façon militante, mais en exprimant leur envie d’apporter une valeur ajoutée de différence qui va tou·te·s nous enrichir. »
Elisabeth Richard incite les battantes à se faire la courte échelle, à créer des alliances solidaires et à s’appuyer sur tous les réseaux existants, qu’ils soient ou non LGBT +. « Nous devons renverser la vapeur, montrer que nous avons un savoir-faire et que nous pouvons parfaitement être leaders. » De l’avis de tous ces intervenant·e·s, les lesbiennes ne sauraient être vouées au placard, pas plus qu’aux placards dorés des rôles subalternes. Mais comment peuvent-elles briguer des postes de premier plan si elles optent pour la discrétion ? Faire voler en éclat leur plafond de verre à double épaisseur implique, sans doute, qu’elles renoncent à cette c(h)ape d’invisibilité qui n’est une alliée magique qu’au royaume d’Harry Potter. Inhibant l’expression de leur talent dans leur parcours professionnel, cette panoplie ne semble manifestement pas d’un grand confort… quand il s’agit de gravir les échelons jusqu’au sommet du château !

*Catherine MacGregor, directrice générale d’ENGIE.

Pour prolonger la réflexion :