Déjà explorée par de nombreux penseurs antiracistes et anticoloniaux sous les termes de « racial burden » ou « racial battle fatigue », la charge raciale désigne le poids supplémentaire que supportent les personnes racisées pour exister dans un monde construit autour de la norme blanche. Dans l’entreprise, ces dynamiques apparaissent avec une acuité particulière.
Par Selma Chougar
Marie se prépare pour son entretien d’embauche. Diplômée d’une grande école, elle cherche un poste depuis plusieurs mois, sans succès. Enfin, le moment tant attendu arrive, elle va pouvoir faire ses preuves. En face d’elle, un homme d’une soixantaine d’années la scrute : « Vous venez d’où, Marie ? ». Habituée à la question, elle répond : « Je viens du Val-de-Marne ». Il rétorque avec insistance : « Non je veux dire, d’où venez-vous vraiment ? » . Deux solutions s’offrent à la candidate : rembarrer ce monsieur et quitter l’entretien ou subir l’interrogatoire sur ses origines supposées.
Dans les deux cas, les conséquences retomberont sur elle. « Toute la responsabilité de la suite des événements repose sur la personne qui subit l’agression, c’est ce qu’on appelle la double peine », explique Maboula Soumahoro, chercheuse et maîtresse de conférences en civilisation du monde anglophone. Au-delà de la discrimination raciale vécue, Marie doit composer avec le comportement de son interlocuteur, au risque de mettre fin à cette opportunité d’embauche tant espérée : « Je n’avais pas le choix que de subir, pendant quinze minutes, une interview sur mes origines et sur la manière dont, en tant que femme noire, j’en étais arrivée là », raconte-t-elle.
Car, à sa situation de personne défavorablement racialisée, s’ajoute sa situation économique : « J’avais besoin d’un travail pour payer mon loyer, je ne pouvais pas me permettre de laisser passer cette opportunité ». Même si ce n’était pas pour elle le poste idéal, la candidate s’est vue contrainte d’accepter. C’est ici que l’intersectionnalité prend sens. Lorsqu’une personne subit plusieurs discriminations qui s’imbriquent et se renforcent mutuellement. « Il faut regarder comment toutes ces catégorisations fonctionnent ensemble. Par exemple, est-ce qu’une femme noire sera perçue comme aussi féminine qu’une femme blanche, ou sera-t-elle dépossédée de sa féminité ? », souligne Maboula Soumahoro.
Lorsque Fatma est arrivée en alternance dans une grande maison de mode, elle a été témoin de la remise en question systématique dont sa cheffe faisait l’objet : « Ma responsable avait les mêmes codes sociaux que ses collègues, la même classe sociale, des compétences similaires. La seule différence, c’était ses origines maghrébines ». Les jugements s’enchaînaient : « On ramenait toujours ses idées à sa personnalité. Si elle exprimait un désaccord, on disait que c’était parce qu’elle avait un fort caractère ». Consciente de son impuissance hiérarchique, Fatma choisit de se taire, sans dénoncer mais sans participer non plus.
« La question du racisme dans nos sociétés repose sur la lecture du corps dans l’espace public. Ce sont les symboliques et l’histoire attachées à ces corps qui s’expriment dans les interactions sociales et qu’on retrouve en entreprise », souligne Maboula Soumahoro. Fatma se souvient encore : « Un jour, ma N+1 est arrivée en djellaba au bureau. Tout le monde en parlait dans son dos. À ce moment-là, j’ai su qu’il fallait aussi cacher sa culture en entreprise ». Jusqu’où doit-on masquer son individualité ? « Vais-je être mal perçue si je refuse de boire de l’alcool et de manger du porc au repas de fin d’année, parce que je suis musulmane ? », interroge la chercheuse. Autant de questions qui composent la charge raciale : « Les personnes défavorablement racialisées doivent sans cesse déployer des stratégies pour gérer ce racisme. Tout l’espace mental que ça occupe finit par peser lourdement sur elles », insiste Maboula Soumahoro.
Pour échapper aux stéréotypes de la « maghrébine agressive », ou de la « femme noire masculine », beaucoup jonglent avec les codes sociaux : « On attendait de moi que j’aie un fort caractère pour une femme noire, que je tienne tête à mon manager. Mais moi, je voulais juste garder mon emploi », confie Marie. Ces stéréotypes ne sont pas sans effet sur la santé : « On me disait froide, pas assez intégrée. Au bout de quatre mois, j’ai fait un burn-out », renchérit-elle. Ces expériences répétées ne sont pas de simples désagréments : elles génèrent un stress chronique, une hypervigilance permanente et parfois des troubles anxieux ou dépressifs. Autant de conséquences invisibles qui, sur le long terme, fragilisent la santé des personnes concernées et limitent leur capacité à s’épanouir professionnellement.
Nombreux sont celles et ceux qui choisissent de lisser leur personnalité au bureau. L’entreprise devient alors un microcosme où l’effacement de soi paraît plus « acceptable » qu’ailleurs. Comme dans la série à succès Severance, où les employés dissocient leur individualité en franchissant les portes du bureau, qu’en est-il des personnes racisées ? : « Dans cet espace, le corps de la personne racisée devient hyper-visible. Il est perçu comme le représentant, malgré lui, de tout un groupe. Reste à savoir s’il peut exister en tant qu’individu, ou s’il sera inévitablement réduit aux stéréotypes qui circulent dans le reste de la société », conclut Maboula Soumahoro.
En entreprise comme ailleurs, la charge raciale ne se limite pas à des micro-agressions : elle brise des carrières, épuise des corps et conditionne des choix de vie. Tant qu’elle repose sur les épaules des personnes racisées, ce n’est pas seulement elles qu’on entrave : c’est l’ensemble de la société qui se prive de leur énergie, de leurs idées et de leur pleine participation. Au-delà des trajectoires individuelles, cette réalité a un coût économique. Les entreprises qui tolèrent ou reproduisent ces discriminations se privent d’un vivier de talents, accentuent le turn-over et compromettent leur attractivité. La charge raciale ne pèse donc pas seulement sur les individus : elle freine aussi la performance collective.