Alerte sujet glissant ! L’origine est le deuxième motif de discrimination cité par les salarié·e·s, selon l’Insee. Et pourtant, les entreprises peinent à mener des actions en interne. Tour d’horizon des bonnes pratiques.
Par Fabiola Dor
Parler de ses origines au travail reste un sujet sensible ! Si les discussions sur le genre, l’orientation sexuelle ou encore l’égalité des chances trouvent de plus en plus leur place, les questions liées à l’identité ethno-raciale suscitent encore beaucoup de réticences. Certaines entreprises tentent timidement d’ouvrir la voie. En juillet dernier, par exemple, un grand groupe a organisé un webinaire sur la diversité d’origine, avec l’ambition de lancer une conversation collective. Mais l’élan reste fragile. En 2025, on est loin du souffle post-Covid et du mouvement Black Lives Matter, qui avait donné l’illusion d’un tournant.
Dans les faits, peu de salarié·es osent prendre la parole. Les témoignages sont rares, souvent exprimés à demi-mot. La crainte d’être réduit·e à son identité ou perçu·e comme “victime” pèse lourd. Ce découragement grandit aussi face à l’inefficacité du système : près d’une plainte sur deux (48,8 %) n’aboutit à rien, selon un rapport de la Commission nationale consultative des droits de l’homme publié en 2024.
Ce constat fait aussi écho aux travaux de Laure Bereni, sociologue et directrice de recherche au CNRS. “Dans le monde corporate, le racisme est encore plus tabou que le sexisme ou l’homophobie”, affirme cette spécialiste des politiques de diversité, d’égalité et d’inclusion depuis plus de quinze ans. Elle en a même tiré un livre : Management de la vertu. La diversité en entreprise à New York et à Paris (Les Presses de Sciences Po, 2023).
Pour la chercheuse, être accusé de racisme reste une charge morale (grave!) pour un employeur. “Cela renvoie à une culpabilité directe, alors que ce n’est pas vécu de la même façon pour le genre”, compare-t-elle. Pour simplifier, c’est comme si l’imaginaire collectif trouvait plus acceptable de composer avec le sexisme ordinaire. Même les entreprises dites “engagées” préfèrent rester muettes. D’ailleurs, plusieurs d’entre elles ont décliné nos demandes d’interviews pour cet article.
Mesurer pour mieux agir
Il faut arrêter la timidité et oser mesurer. Sans données, impossible d’agir concrètement. “C’est comme ça qu’on a avancé sur le genre”, rappelle Laure Bereni. En France, certaines entreprises invoquent l’interdiction des statistiques ethniques. Mais l’argument ne tient pas ! En 2016, la Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés (CNIL) a publié un guide de dix recommandations pour encadrer la collecte, avec l’appui de chercheurs et de syndicats. Depuis, des outils comme l’Index Diversité et Inclusion (2021), lancé par trois ministres, aident les organisations à évaluer la diversité sociale, géographique et culturelle de leurs équipes.
Un an plus tard, OpenClassroom, la plateforme de cours en ligne, emboîte le pas et publie les chiffres sur la diversité ethnique de ses 535 salariés. “Pas grave si on nous traite de trop woke, cette démarche fait partie de la culture de l’entreprise”, assure Audrey Yvert, Head of Impact de la start-up spécialisée dans l’éducation. “Lors de notre première étude en 2022, beaucoup de collaborateurs nous ont dit qu’ils ne savaient pas comment réagir face aux discriminations ethno-raciales”, confie-t-elle. L’analyse des données a permis de clarifier les processus internes et de mieux faire remonter les informations. “Aujourd’hui, tout le monde sait quoi faire en cas de problème”, se réjouit-elle.
Le cas Carrefour
Côté grand groupe, en mars 2024, Carrefour, déjà avancé sur le genre et le handicap, a mené une enquête interne auprès de 20 000 répondants. “Cela nous a permis d’identifier les axes d’amélioration et de préciser notre feuille de route”, explique Carine Kraus, directrice exécutive de l’engagement, en collaboration avec le Club du 21ᵉ siècle.
Carrefour compte 14 % de salarié·es né·es à l’étranger. Mais côté management, la diversité se perd : 12 % des salarié·es sont managers en France, mais ce chiffre tombe à 9 % pour les personnes issues de la diversité d’origine. En clair : ces collaborateurs ont moins de chances d’accéder à des postes à responsabilité.
Pour corriger le tir, le groupe a formé 80 % de ses collaborateurs et collaboratrices sur la diversité d’origine. Depuis 2017, les entreprises de plus de 300 salarié·es et celles spécialisées dans le recrutement doivent proposer une formation sur la non-discrimination à l’embauche. Carrefour a également lancé une communauté de rôles modèles et noué des partenariats avec des associations comme Les Déterminés, ainsi qu’avec des universités des quartiers populaires d’Île-de-France (Créteil, Saint-Denis, Nanterre) pour élargir le sourcing. En revanche, fixer des objectifs chiffrés reste interdit en France, contrairement au Brésil, où le groupe vise 50 % de managers noirs d’ici 2026.
Manque de stratégie
Au sein des entreprises, la plupart restent expérimentales. Si les opérations de sensibilisation existent, les changements de process restent rares.
Du côté des dirigeants, le problème est surtout stratégique. “On a repéré le problème, mais on ne l’a toujours pas réglé. La diversité socio-économique n’est pas une priorité”, observe Sandra Sancier-Sultan, associée senior chez McKinsey. Dans les faits, 7 cadres dirigeants sur 10 connaissent l’existence de programmes sur le sujet, mais 4 sur 10 jugent que leur entreprise ne fait pas assez, avec des efforts qualifiés de “moyens” voire “très insuffisants”, selon le Baromètre Diversité des entreprises françaises de McKinsey et du Club 21e Siècle.
Les organisations syndicales et les DRH ne sont pas plus exemplaires. “Le sujet est tellement marginalisé que personne ne veut être celui qui apporte des problèmes”, observe Manon Torres, post-doctorante en sociologie du travail à la Dares (ministère du Travail), rattachée au CNAM-CEET. Dans une enquête qualitative publiée en juillet dernier, La place des questions ethno-raciales dans la négociation collective en matière d’égalité au travail, elle montre comment DRH et syndicats ont eux-mêmes effacé ces questions des discussions collectives. “Sous couvert d’universalité, tout est fait pour éviter d’en parler”, insiste la chercheuse.
Déni collectif
Ce silence étouffant est aussi institutionnel. Sur les inégalités raciales, c’est comme s’il y avait un accord tacite. “Tout le monde sait, mais personne ne veut vraiment aborder le sujet”, résume Carmen Diop, psychologue du travail et autrice de la thèse Déni, démenti et politiques de l’ignorance : Les femmes noires diplômées face au racisme en France. Elle explique : “Le racisme empêche une partie de la population de faire carrière comme elle le mérite, et cela reste largement invisible.” Le problème se double de l’absence de politiques publiques claires. Sur le genre ou le handicap, elles avancent davantage parce que l’État impose des obligations. “On ne peut pas demander aux entreprises de compenser les manquements de l’État”, conclut Laure Bereni.