Grossophobie en entreprise :  « vous voyez souvent des postes de direction occupés par des personnes grosses ? »

Grossophobie en entreprise :  « vous voyez souvent des postes de direction occupés par des personnes grosses ? »

Depuis 2008, l’apparence physique compte parmi les critères de discrimination punissables par la loi. Symbole d’un problème de société passé sous silence, la grossophobie n’est pourtant mentionnée dans aucun texte de façon explicite. Comment s’exerce-t-elle au travail ? Décryptage.

Par Aimée Le Goff

En France, 49% de la population est « en situation de surpoids ou d’obésité », d’après le dernier rapport de la Haute autorité de la santé. Rebondissant sur ce chiffre, Daria Marx, autrice de Dix questions sur la grossophobie, interroge : « En entreprise, observe-t-on autant de collaborateur·ices gros·ses ? » Depuis 2016, elle est à la tête de l’association Gras Politique, qui dénonce les stigmatisations et discriminations exercées à l’encontre des personnes grosses, dans une optique de féminisme intersectionnel. « Nous les informons sur leurs droits et souhaitons constituer pour elles une communauté, parce que nous nous sommes rendu·es compte que la grossophobie n’était pas forcément au cœur des combats féministes. Aujourd’hui, le fait qu’elle ne soit pas nommée par la loi crée un angle mort terrible, y compris dans la sphère professionnelle ».

Stigmatisations et métiers d’image

Comment se traduit cette discrimination au travail ? Cédric, avocat et collaborateur dans un cabinet parisien, apporte une piste de réponse sur les injustices à l’œuvre dans le monde des affaires et du consulting. Passé par la voie royale – des études de droit et un master spécialisé chez HEC – il exerce dans un cabinet généraliste : « j’évolue dans un monde très traditionnel, extrêmement en retard sur les questions d’inclusion, et où tout le monde est maigre. Si vous êtes gros, dans ce milieu, la plupart des cabinets refusent votre candidature parce que votre image renvoie à quelqu’un qui ne prend pas soin de lui, ou à quelqu’un d’un peu trop gentil, pas assez ‘’requin’’. C’est rédhibitoire. Chez les femmes, c’est encore plus direct. Si elles prennent du poids, on leur fait la remarque » La discrimination à l’embauche serait aussi courante, d’après lui :  « En entretien pour un stage, une fille qui ‘’présente bien’’, c’est à dire ‘’mince, jolie et avenante’’ aura bien plus de chances d’être retenue ».

En remplaçant une collègue qui répondait à ces codes physiques, il a vu les interactions quotidiennes s’évaporer. « Les associés passaient la saluer tous les matins. Depuis que je suis là, plus personne ». Comment dès lors espérer gravir les échelons ? « Il faut encaisser », assure-t-il. Misant sur son esprit de compétition et sur ses compétences, Cédric estime que son statut n’est plus à remettre en cause. « Je suis peut-être ralenti, mais si je fais de bons chiffres, je pourrai être nommé associé ». La discrimination à l’embauche pour les personnes grosses a été documentée par le sociologue Jean-François Amadieu, auteur de La Société du paraître et du Poids des apparences. Sa méthode de testing par envoi de CV (similaires, mais avec des photos de candidats minces ou obèses), opérée en région parisienne pour candidater à des postes commerciaux, a révélé qu’un candidat obèse avait trois fois moins de chances d’être reçu en entretien d’embauche, en comparaison à une personne mince.

Une discrimination « plus facilement admise »

« Ce qui me choque, après dix ans de métier, c’est le côté implicite de ce climat, poursuit Cédric. C’est une discrimination plus facilement admise, tout le monde pense qu’il n’y a pas de problème, donc rien ne bouge. Observez les organigrammes des grands groupes et regardez les personnes qui occupent des postes de directions. Vous voyez souvent des personnes grosses ? »

Pour Daria Marx, ce phénomène de reproduction sociale a la peau dure. « Les personnes minces conservent leurs privilèges entre elles. Le problème des discriminations liées à l’apparence est qu’elles sont très insidieuses, donc très difficiles à prouver. Faut-il venir avec son huissier personnel dès qu’il y a un souci avec sa hiérarchie ? C’est évidemment impossible ». En 2018, seules 2,6% des réclamations auprès du Défenseur des droits, tous secteurs confondus, portaient sur le critère de l’apparence physique.

Le moule de la culture d’entreprise 

Anaïs Delcroix, alias @Lanadelcroix sur Instagram, a connu la discrimination à l’embauche en travaillant dans la mode. Aujourd’hui gérante d’une brocante en ligne, elle a appris, des années après avoir postulé à un emploi de vendeuse en magasin de prêt-à-porter, que sa candidature avait été refusée parce qu’elle « était trop grosse pour le magasin ». « À l’occasion d’un job étudiant, on m’a aussi demandé de mettre un gilet parce que je portais un débardeur à fines bretelles. » Le vêtement au travail est un autre point crucial soulevé par Daria Marx : « les personnes grosses peuvent-elles trouver des uniformes à leur taille ? En banque ou en assurance, l’accès aux habits de travail peut être compliqué ou très cher, et constituer un frein supplémentaire ». 

Progressivement, les blogueuses mode grande taille ont aidé Anaïs à faire fi des complexes. Désormais mannequin grande taille, la modeuse poste des extraits de ses shootings sur les réseaux. « Montrer mon corps gros, parfois même nu ou en lingerie, est un acte militant. J’ai dû apprendre à vivre dans une famille puis dans une société qui me mettaient à la marge. Aujourd’hui, je me trouve belle et stylée ». 

Formation RH et soutien juridique

Léonie, ancienne account manager pour de grands cabinets de conseil, a de son côté connu des micro-agressions à répétition. « On me renvoyait souvent au rôle de la petite boulotte pas très bien dans sa peau. J’ai connu le pire durant mes années d’études en école de commerce, où on me présentait simplement comme « la fille grosse ». Dans la continuité de ce parcours, l’ex-consultante a connu une atmosphère similaire lors du derby annuel du grand cabinet de conseil qui l’employait : « chaque année, une compétition sportive survivaliste est organisée, avec de nombreuses épreuves. C’est tout une culture validiste problématique qui est mise en place, avec le culte de la performance sportive. Une personne en surpoids ne peut pas forcément y participer ».

Au travail, Léonie suggère d’accentuer la sensibilisation sur les biais et sur les micro-agressions, car « c’est le regard de l’autre qui pose problème ». Par peur d’être la cible de moqueries, elle ne se verrait pas rejoindre un ERG dédié aux personnes grosses en entreprise. « Le surpoids est beaucoup lié à la honte », commente-t-elle. « Il faut que des personnes référentes soient désignées au sein des Ressources humaines, appuie de son côté Daria Marx. Cela doit aussi passer, à l’extérieur, par de l’aide juridictionnelle, par des avocats spécialisés. Il faut ensuite  inscrire le terme « grossophobie » dans la loi. Comme une discrimination punissable, au même titre que toutes les autres ».