Eléonore Dujardin : chorégraphie d’une vie plurielle

Eléonore Dujardin : chorégraphie d’une vie plurielle

Distinguée parmi les Rôles modèles dirigeant·es LGBT+ 2025 de l’Autre Cercle, Éléonore Dujardin a bâti une carrière à son image : libre, exigeante et profondément ancrée dans l’art. Directrice du Festival international du Manga, elle met son sens du leadership au service de la représentation des minorités. 

Par Selma Chougar

Le parcours d’Éléonore Dujardin échappe aux catégories toutes faites, reflet d’une carrière aussi libre que versatile. Une constante, pourtant, se dégage : l’exigence. « J’ai compris il y a longtemps que pour survivre, il fallait exceller bien plus que les autres. », souligne-t-elle. Dans sa jeunesse, néanmoins, embrasser son identité de genre n’était pas une option : « Je viens d’un monde où la transidentité n’était pas du tout envisageable. Il était impossible d’être moi — c’est-à-dire une femme passionnée par l’art et la culture », avoue-t-elle. Enfant  d’une mère d’origine juive modeste et d’un père de la bourgeoisie catholique versaillaise, une figure l’a particulièrement marquée : « Ma grand-mère était une femme du monde très assumée, elle ne s’excusait pas d’être qui elle était ».

Après une licence de psychologie à l’université Jean-Jaurès de Toulouse, elle intègre la Toulouse Business School : « Chez moi, passer par une grande école allait de soi », affirme-t-elle. Malgré sa recherche constante d’excellence académique, Éléonore Dujardin garde une lucidité sans complaisance sur ses enseignements : « En tant que trans, on sape constamment notre identité, alors on la cherche partout où elle n’est pas. Les cours de psychologie dans les années 2000 étaient profondément transphobes et homophobes ; ça ne m’a pas du tout aidée », confie-t-elle. 

La guérison du corps et de l’esprit en Californie 

Diplôme en poche, elle s’envole pour la Californie rejoindre son mari de l’époque. Idenfiés alors comme un couple homosexuel. Là-bas, elle rencontre celle qui marquera durablement sa vie et sa carrière : la chorégraphe américaine Anna Halprin. « Sa relation à la danse illustrait sa conception du monde : l’art servait à nous guérir », se souvient-elle avec nostalgie. Elle ajoute : « Quand on commence à voir son corps, non pas comme un moyen de performance, mais comme un outil de sens et de guérison, notre rapport au monde change ». 

Elle devient alors l’élève, l’interprète et la traductrice d’Anna Halprin pendant plusieurs années. Cette expérience façonne sa manière d’aborder le travail : « Je fonctionne beaucoup au relationnel et à l’instinct. Je travaille avec des personnes qui m’inspirent. »

Pendant plusieurs mois, elle voyage et devient consultante en communication pour plusieurs clients. C’est comme ça qu’elle approche en 2020 l’École de l’Illustration, du Manga et de l’Animation (EIMA) de Toulouse. L’entrepreneure revient alors de Californie et rencontre la fondatrice de l’établissement : « Tout de suite, ça a été un coup de foudre professionnel ». D’abord directrice de la communication, elle gravit rapidement les échelons jusqu’à devenir codirectrice de l’école de l’Animation et du Manga.

Concilier leadership et transidentité 

Après plusieurs mois à la direction de l’EIMA, Éléonore Dujardin officialise sa transition auprès de ses collègues dans un mail adressé à plus de 900 partenaires : « Cela faisait un moment que je me présentais comme non-binaire, mais malgré cela,  les gens projetaient de la masculinité sur moi. C’était clair que ça ne fonctionnait pas, mais il n’y avait pas d’autre outil », souligne-t-elle. Sa position hiérarchique la protège en partie des discriminations : « J’ai reçu beaucoup de soutien, c’était très touchant. Mais je suis consciente que ma place dans l’organigramme a joué en ma faveur. » Le sexisme, lui, n’a pas disparu.

« Avant ma transition, on me demandait d’avoir des caractéristiques dites masculines, de m’imposer, de parler fort, de taper du poing sur la table. Aujourd’hui, en tant que femme trans, on me demande d’être douce et plus lisse ». Elle poursuit : « Malgré mon statut, je dois désormais réfléchir avant de dire non à un collègue masculin. Avant, je n’avais pas besoin de me justifier ; aujourd’hui, si. » La transidentité, même reconnue, n’échappe pas aux stéréotypes binaires qui traversent l’entreprise. Rappelant ainsi que l’espace professionnel reste un cadre où chacun se voit assigner un rôle, selon son genre, son statut ou son origine — autant de rapports de pouvoir qui continuent d’influencer les carrières.

Un combat pour toutes les minorités

Véritable couteau suisse, l’entrepreneure culturelle ne s’arrête pas là. Avec ses étudiants, elle conçoit l’exposition Août 1944, Libération de Toulouse en manga, dont elle assure le commissariat. Accueillie au Castelet, l’espace culturel et mémoriel de la ville, l’exposition rend hommage à une mémoire plurielle : « Nous voulions transmettre une mémoire commune, celle de la Libération du point de vue des personnes minorisées : les femmes, les enfants, les juifs », elle insiste : « Le manga est un format inédit pour raconter cette histoire, mais c’est aussi un moyen d’expression artistique qui passe par l’émotion ». 

Première femme trans commissaire d’exposition, Éléonore Dujardin mesure la portée symbolique de son rôle : « Être la première ne m’intéresse pas, en même temps c’est une donnée importante à l’échelle sociétale. Mais je ne peux m’empêcher de me demander : où sont les autres ? », interroge-t-elle. Une position bien solitaire qui incombe à bon nombre de minorités.

Lauréate du prix « Les rôles modèles dirigeant·es LGBT+ 2025 » décerné par l’Autre Cercle, elle ne prend pas sa position à la légère : « À l’EIMA j’ai mis en place une politique d’inclusion à 360 degrés incluant les origines ethniques, raciales, religieuses mais aussi les handicaps visibles et invisibles ». Aujourd’hui à la tête du Festival international du Manga, elle compte bien poursuivre ses ambitions sans déroger à ses principes : « Ma réussite sans la réussite des autres n’a aucun sens ».