Comment le travail construit ce que je suis ?

Comment le travail construit ce que je suis ?

Vies personnelles et professionnelles sont de plus en plus liées. Endosser un autre personnage que soi-même en entreprise peut être dangereux pour la santé. Quels risques encourt celui qui tait ce qu’il est ? Quelles conséquences pour les entreprises et la productivité ?

Par Isabelle Pailleau et Jessica Hollender, psychologue des organisations et praticienne en psychopédagogie positive – La Fabrique à bonheurs

On a longtemps entendu au travail des remarques comme « Il faut laisser sa vie privée au vestiaire » ou la version de la maison « on laisse son boulot sur le porte-manteau ». Cette vision idyllique d’un cloisonnement parfait vie pro/vie perso est une illusion qu’il est temps d’arrêter. Pourquoi ? Parce que nous ne sommes pas schizophrènes et que notre identité n’est pas constituée que d’un seul bloc. Identité professionnelle et identité personnelle sont les deux faces d’une même pièce. En effet, je suis le produit de toutes mes expériences, passées et présentes, et de mon histoire quel qu’en soit le terrain de jeu : au travail ou dans ma vie personnelle.

Comment le travail construit mon identité

Qu’est-ce que l’identité ? L’étymologie du mot identité, qui vient de idem, signifie « le même » et le dictionnaire la définit comme le « Caractère permanent et fondamental de quelqu’un, d’un groupe, qui fait son individualité, sa singularité ».

L’identité professionnelle découle donc de notre identité générale et nous aide à nous définir dans le contexte du travail. Claude Dubar, sociologue, qui a largement travaillé sur la question des identités professionnelles, l’a défini à partir de notre appartenance à un groupe professionnel, à nos compétences et nos réalisations ainsi qu’aux caractéristiques de notre travail. Si nous prenons notre propre exemple, nous sommes psychologues et praticiennes en psychopédagogie. Mais cela ne définit pas pleinement notre identité professionnelle car nous avons eu plusieurs vies professionnelles avant celle-ci et nous en aurons peut-être d’autres à suivre.

L’identité professionnelle n’est pas une identité qui ne partirait de rien. Elle se construit donc à partir de notre propre personnalité, de nos aspirations et de nos compétences mais aussi des rencontres fortuites qui nous amènent à suivre un chemin que nous n’avions pas envisagé. Choisir un métier, c’est donc projeter tout ce que nous sommes dans cette activité et accepter que ce métier, en retour, nous façonne au fil des expériences et enrichisse notre identité tout entière.

Comment le collectif de travail construit aussi mon identité professionnelle

Nous sommes des animaux sociaux et devons partager des interactions. L’identité professionnelle se construit aussi en se « frottant » aux autres dans le contexte du travail. En bref, je me construis en travaillant et je me construis aussi en travaillant avec les autres. Même lorsque nous avons un job plutôt solitaire, ou que nous télétravaillons, nous interagissons sans arrêt avec notre environnement pro.

En effet, c’est sous le regard des autres sur mon activité que je vais gagner en reconnaissance et consolider mon identité au travail et, de la même manière, mon regard sur eux aura le même effet. Car nous avons besoin de nous sentir utiles et reconnus pour nous épanouir pleinement dans toutes les dimensions de notre identité.

Or pour que cela advienne, il est indispensable que nous puissions faire confiance à nos pairs en étant pleinement nous-mêmes. La confiance est donc la base d’un déploiement professionnel serein et solide. Sans forcément vouloir faire de nos collègues des bons copains, car nous ne nous sommes pas choisis, nous allons faire grandir la confiance mutuelle et nous saurons que, même si nous ne partagerons jamais un Spritz après le travail, nous pouvons compter sur leurs compétences et leurs engagements professionnels et la réciproque est vraie.

Or, il arrive parfois que nous soyons obligés d’avancer « masqués » par peur d’être rejeté·e ou pour protéger qui nous sommes vraiment. Que nous cherchions à cacher notre identité sensible, notre vulnérabilité, notre orientation sexuelle, nos choix de vie sociales, politiques ou familiaux ou tout autre chose qui nous constitue, et quelle qu’en soit la raison, l’identité professionnelle est alors empêchée car l’identité profonde ne peut pas être totalement dévoilée.

Même si le choix de cacher, consciemment ou inconsciemment, peut être parfois bénéfique, il ne peut l’être que ponctuellement car s’il devient systématique les risques d’y perdre notre identité sont trop nombreux.

Quels sont les risques si je masque ce que je suis vraiment ?

Penser que l’on va être accepté si l’on est quelqu’un d’autre présente comme risque principal un éloignement de soi-même et la création un « faux-self ». Le « faux-self » est un personnage de survie modelé sur ce que nous pensons que les autres attendent de nous et qui masque les parties de nous que nous pensons « honteuses ».

Cet artifice ampute une partie de notre identité sous le regard des autres. Nous ne pouvons alors pas nous livrer pleinement et sommes obligés de dissimuler notre identité profonde avec une crainte constante d’être démasqués qui crée une tension interne extrêmement forte.

Tel Clark Kent (alias Superman), nous devons alors constamment penser à notre personnage, faire attention à ce que nous disons et augmenter considérablement notre charge mentale. Il peut en découler une perte d’énergie et un sentiment de fatigue générale important. S’ils sont tus, les mots qui manquent pour dire qui nous sommes risquent de se transformer en maux qui enferment encore plus.

L’autre risque est de développer un sentiment d’imposture dont il sera difficile de se débarrasser ultérieurement « mes collègues apprécient quelqu’un qu’ils ne connaissent pas vraiment et que je ne suis pas ». Ce sentiment d’imposture va venir endommager notre identité professionnelle comme si nous « poussions » à côté de nous-même et de notre nature profonde.

Entre le risque de perdre son identité au travail, et son identité générale, et celui de se dévoiler, le choix est vite fait car prendre le risque d’être soi-même et de le faire savoir, c’est se maintenir en santé et en construction au travail et dans la vie.