Opting out : un choix de femmes ? 

Opting out : un choix de femmes ? 

Elles ont le bagage académique, l’expérience professionnelle, les compétences requises, et pourtant : elles choisissent de renoncer aux postes à responsabilités. Qui sont ces femmes sujettes à ce que le jargon managérial anglo-saxon appelle l’opting out? 

Par Etienne Brichet

Une part importante de femmes dirigeantes s’intéresse de moins en moins aux postes hauts placés, certaines allant jusqu’à refuser une promotion. Aux États-Unis, ce phénomène porte le nom d’opting out, un concept développé par la sociologue étasunienne Pamela Stone. Dans son travail sur des femmes américaines sur diplômées à des postes à responsabilités, elle a constaté que certaines ont fait le choix de quitter leur emploi afin de revenir à la maison. Mais l’opting out est-il réellement un choix ?  

Opting out ou « pas de côté » ?

« Je préfère différencier l’opting out américain de ce que j’appelle le “pas de côté” des femmes en France, précise Viviane de Beaufort, professeure titulaire à l’ESSEC Business School. Aux États-Unis, il y a vraiment une rupture avec le monde du travail, tandis qu’en France, c’est davantage une redéfinition de leur posture à l’égard de leur carrière. Elles peuvent se réorienter, notamment vers une activité individuelle. » 

Dans son enquête réalisée en 2023 auprès de 295 femmes, la professeure note que 19 % ont refusé une promotion, tandis que 44 % ont refusé ou n’ont pas candidaté à un poste de niveau exécutive. En 2022, l’Observatoire de la Mixité avait réalisé une enquête auprès de 1000 femmes et 1000 hommes sur le même sujet : 48 % n’ont pas candidaté pour des postes à responsabilités (contre 41 % des hommes). « Ces femmes ont tout pour réussir, et elles réussissent. Pourtant, elles ne veulent pas de ces carrières », relève Céline Alix, traductrice juridique et autrice du livre Merci mais non merci (Éd. Payot, 2021) sur l’opting out en France.

Le poids du patriarcat et du travail domestique  

Pour certaines femmes, le « pas de côté » est motivé par des raisons familiales. « J’étais consultante fonctionnelle CRM puis cofondatrice et dirigeante d’une entreprise. J’avais une carrière toute tracée. L’arrivée de ma fille a été un bouleversement car je ne me voyais pas mener les deux vies de front, raconte Fanny Reghelin, coach professionnelle certifiée ICF. Environ trois quart de mes clientes ont opté-out parce que leur mari n’était pas assez présent pour s’occuper des enfants. La société est encore très patriarcale. » 

Un constat similaire lorsqu’il est question de mobilité géographique : 90 % des enquêtées n’ont pas accepté un poste à l’étranger. « Lorsqu’un homme accepte une telle promotion, leur compagne renonce dans la majorité des cas à leur poste, voire divorcent. Cerise sur le gâteau : sur les 10 % qui acceptent la nomination à l’étranger, la réintégration au siège ne se passe pas bien », souligne la professeure. 

Une question de valeurs et d’autonomie  

Le « pas de côté » s’explique aussi par le fait d’avoir d’autres projets de vie. Mais la raison majeure est liée à ce que Viviane de Beaufort appelle un choc des valeurs : « Dans une étude sur le rapport des femmes au pouvoir qui date de 2011, j’avais identifié que la majorité des interrogées avait une image négative du pouvoir. Ici, on retrouve cette vision où les Codir et Comex sont des espaces de lutte de pouvoir parfois déconnectés du réel de l’entreprise, donc elles ne préfèrent pas y aller. »

Ce décalage avec les valeurs de l’entreprise, Fanny Reghelin en a fait l’expérience. Face aux injonctions au présentéisme et à se mettre en avant, elle ne se sentait pas dans son élément. « J’ai l’impression que les femmes doivent en faire plus. Encore maintenant, on me demande de prouver que je suis compétente alors qu’on demande rarement ça aux hommes, s’indigne-t-elle. Certaines de mes clientes remettent en question l’environnement de travail qui est trop rigide avec cette injonction à faire ses preuves. »

Selon Viviane de Beaufort, l’autonomie est une préoccupation importante pour les dirigeantes qui renoncent aux postes à responsabilités. « Elles veulent savoir dans quelles conditions le dirigeant leur confie les rênes. Les plus de 50 ans, habituées au système et désabusées, se disent que ce n’est même pas la peine de tenter, tandis que les quarantenaires  peuvent accepter en posant leurs conditions. Elles se projettent comme des agents du changement », précise-t-elle.

Que ce soit les femmes dirigeantes ou les entreprises, le « pas de côté » peut avoir des effets délétères. « Cela entraîne une perte de talents pour les entreprises qui ont investi sur ces femmes en les formant. Elles partent avec leur savoir-faire et leur expérience, mais cela reste une décision difficile pour elles », souligne Céline Alix. 

Choix de riches 

En ce qui concerne les dirigeantes, Viviane de Beaufort a relevé des effets sur la santé : dépression, burn out, etc. Mais elle constate surtout une fragilisation de leur situation financière : « Celles qui tentent une activité individuelle pour fuir le système peuvent le payer cher car leur liberté a souvent une incidence sur leur niveau de vie. Un tiers des femmes interrogées dans mon étude a pris ce chemin de l’indépendance. Leur situation peut prendre plusieurs années pour se stabiliser. La liberté s’accompagne de précarisation. »

« L’opting out reste un luxe parce qu’il se fait souvent en présence d’un soutien derrière pour que les femmes prennent le risque de quitter leur emploi. Certaines ont sûrement envie d’opter out mais ne peuvent pas se le permettre du fait de leur classe sociale, se désole Céline Alix. Si des femmes privilégiées estiment que le système actuel ne leur convient pas, cela doit être pire en dessous. » Il arrive aussi que l’opting out consiste à conserver son emploi sans chercher à monter en responsabilités. C’est notamment le cas de certaines femmes divorcées avec enfants qui restent en poste pour des raisons financières.

Permettre la diversité sans négliger l’inclusion 

Comment endiguer ce phénomène ? La Loi Rixain qui oblige les entreprises à introduire plus de mixité dans les espaces de pouvoir, a permis une première avancée :« Il faut veiller à ce qu’elle soit vraiment appliquée. Une fois que l’on aura intégré culturellement l’idée que les femmes sont des dirigeantes comme les autres, cela se propagera », affirme Viviane de Beaufort  avec optimisme. Selon elle, les quotas constituent un vrai levier d’accélération. D’après les résultats de l’Index de l’égalité professionnelle 2023, 49 % des entreprises concernées par la loi Rixain ont communiqué leurs chiffres. Parmi celles-ci, 60 % comptent moins de 30 % de femmes parmi leurs cadres dirigeants et 44 % ont moins de 30 % femmes dans les instances dirigeantes.

Ces objectifs autour de 30 %, à atteindre d’ici mars 2026, n’ont pas été choisis au hasard : « En dessous de 30 % dans une structure, les minorités sont soit dans l’évitement et la passivité, soit dans la suradaptation en adoptant les codes du groupe majoritaire. C’est le concept de proportion minoritaire suffisante du psychologue social Serge Moscovici. S’il y a une politique de diversité mais que le système considère que c’est aux minoritaires de s’adapter sans une véritable politique d’inclusion, l’apport de la différence est annihilé. C’est vrai pour la question femme/homme. Le système doit faire des efforts pour reconnaître les particularités des minorités et les aider à s’intégrer. Les organisations doivent avoir une politique proactive d’inclusion des minorités quelles qu’elles soient. Quand on fait la diversité, ce n’est que la moitié du chemin qui est faite », explique Viviane de Beaufort.

Les inégalités femmes – hommes ne se jouent pas exclusivement sur la rémunération. 

C’est tout un faisceau de conditions qui peut permettre ou non à une femme de monter en grade et en responsabilité au sein d’une organisation.